jeudi 12 décembre 2002

Toto et les filles

Dans la vidéo promotionnelle réalisée à l’occasion du lancement du nouvel iMac, Jonathan Ive, vice-président d’Apple en charge de la stylique industrielle, déclare : « When you look at it now, it seems so simple, it seems so obvious. And yet again, you know, as usual, the simplest most efficient solution has been the most elusive. » (1)

Le but du stylicien, comme celui du développeur, est — ou devrait être — d’obtenir un résultat qui réponde au mieux aux attentes des utilisateurs en termes d’efficacité, de simplicité d’utilisation et d’ergonomie. La simplification des outils numériques est un enjeu réel pour les années à venir : la démocratisation de l’informatique et d’Internet, encore trop souvent réservés à un groupe d’initiés, ne pourra se faire qu’au prix d’un effort conséquent consenti dans ce sens. Pour que chacun puisse avoir accès aux formes numériques de la communication, il faut que la technologie s’efface au profit d’une approche plus intuitive, à la portée de tous, et peut-être tout simplement plus humaine. Bref, il faudrait pouvoir oublier l’ordinateur pour utiliser un ordinateur, de la même manière qu’il faut oublier sa voiture pour bien la conduire.

Or, si je sais pourquoi j’ai besoin d’une voiture (pour aller travailler, pour aller au ciné, pour rester bloquer dans les bouchons avec Claire et les enfants sur la route du Touquet), j’avoue que je reste perplexe quant à l’usage courant qui est fait des outils numériques de la communication. Ce qui m’interroge surtout, c’est que la simplification toujours accrue de ces outils (informatique, Internet et réseaux…), loin d’affranchir nos esprits des contraintes liées aux nouveaux supports (mail, chat, forums…) et de nous permettre ainsi d’exprimer plus librement la complexité inhérente à notre condition humaine, s’accompagne le plus souvent d’un déplorable appauvrissement de la pensée et d’un mépris à peine latent pour toute tentative d’intellectualisation du monde. Comme si la simplicité des outils rendait paradoxalement odieuse toute perspective d’une pensée complexe. Qu’on admire au moins ma mansuétude : je blâme l’outil, pas ceux qui l’utilisent. Je n’ai pas pour habitude de tirer sur mes lecteurs et je n’ai pas le goût des balles dans le pied. Et qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions : je n’envisage pas un éloge de la complexité qui soit une sorte d’apologie de la masturbation intellectuelle. Je confesse même un certain dédain pour l’érudition gratuite et tape-à-l’œil, comme pour le verbalisme diarrhéique. Je n’ai pas plus d’affection pour les gens qui s’écoutent trop — et qui n’écoutent qu’eux-mêmes — que pour ceux qui n’ont rien à dire et ne ratent jamais une occasion de le faire savoir — ce qui tend à réduire singulièrement le cercle de mes amis…


Le monde à côté de l’écran, celui des États en guerre, des conflits ethniques, des chanteurs en préfabriqué, des crises économiques, du racisme, des déchirements amoureux et des déjeuners entre amis sous les avions qui tombent, ce monde est la complexité même. Une complexité irréductible, parfois effrayante, ennuyeuse à coup sûr et à laquelle il est si tentant d’opposer la belle simplicité de pseudos évidences, d’ailleurs le plus souvent haineuses. Car c’est ainsi que les étrangers prennent le travail des bons Français, que l’Europe asphyxie les États qui la composent, que les Américains ne l’ont pas volé et que les Juifs, porteurs de tous les maux de la terre, devaient être exterminés. Pour ne citer que quelques exemples… Plus sournoise encore est la litanie des bons sentiments servie par la démagogie généreuse, qui dit que la guerre c’est pas bien, que la politique c’est tout pourri, qu’il faut donner à manger à ceux qui ont faim, soigner ceux qui sont malades. Tout cela est effectivement bel et bon. Qui se refuserait à y souscrire ? Mais qui sait aussi qu’il n’est pas toujours si évident d’empêcher les guerres, de gouverner des peuples habités par la passion du mécontentement, ou de sauver, au cœur de pays déchirés, des enfants victimes de famines méthodiquement planifiées ?

En favorisant les échanges internationaux entre les individus, les nouvelles technologies nous offrent l’occasion d’essayer de mieux appréhender la complexité du monde. Et la nôtre. Qu’en faisons-nous ? Quelle place laisserons-nous sur l’écran, à côté des histoires de Toto et des filles dénudées, pour les équations humaines et les rêves de possibles à venir ?

(1) « Quand vous le regardez maintenant, il [le nouvel iMac] semble si simple, si évident. Et pourtant, vous savez, cette fois encore la solution la plus simple et la plus efficace a été la plus dure à trouver. » Voir la vidéo.

samedi 16 novembre 2002

À Deauville, sous la pluie

À Paul, qui pense à moi. Je pense à lui.

Ils sont à Deauville, sur la plage. Ils se promènent. La pluie les surprend. Ils se regardent et se sourient. Il remonte son col. Elle tient sa veste au dessus de sa tête. Le ciel a des reflets verts. Il la tient par le bras et leur pas se fait plus rapide.
Ils sont à Paris, à la gare de l'Est. Elle arrive. Il a la gorge serrée. Il sent son cœur qui bat. Il a apporté des fleurs.
Ils sont à Manhattan, dans une tour qui tombe. Ils ne se connaissent pas. Ils sont assis par terre et se regardent. Ils ont peur. Ils vont mourir dans la poussière et les vapeurs de kérosène. Elle se blottit dans ses bras.
Ils sont en voiture. Il regarde la route. Elle regarde par la vitre le paysage qui défile. Elle est un peu triste, mais elle ne sait pas pourquoi. Il sent le tabac blond.
Ils sont dans une petite boîte à la mode. Ils sont bien. Il le regarde avec une tendresse infinie. Il ne sourit pas. Il regarde le petit cul du serveur qui passe en évitant les danseurs.
Ils sont sur le palier. Elle court dans l'escalier et son rimel coule. Il tient la rampe. Il hurle.
Ils sont au cinéma. Il a glissé son bras sur son épaule. Elle pense que l'acteur est beau. Il pense que c'est la femme de sa vie.
Ils sont dans un bar. Il est assis avec des amis. Il boit son café avant d'aller bosser. Il rit. Elle est pressée. Elle achète un paquet de cigarettes mentholées. Elle sent bon.
Ils sont en voyage au soleil. Il la prend en photo. Elle se trouve belle et elle aime qu'il la regarde.
Ils sont chez eux, dans un canapé profond acheté en solde. Il regarde le journal télévisé, un verre de Bordeaux à la main. Elle se serre contre lui, le regard perdu. Elle pense qu'elle voudrait un enfant.
Ils se croisent. Il est dans sa voiture. Elle remonte la rue. Il roule doucement. Elle pleure. Il la regarde, mais il ne la connaît pas.
Ils sont dans l'ascenseur. Elle fait comme si elle ne l'avait pas vu. Il regarde sa nuque et ses jambes. Elle pense à cet homme qui respire son parfum.
Ils sont partout, au bout des câbles, sous les ampoules électriques dans les maisons et dans la rue, sous les néons, au bout des prises, au bout des doigts. Ils sont partout, dans les parcs, sur les plages, dans les avions, dans les voitures et dans les trains qui partent, sur des bateaux. Ils marchent dans les rues et sur les routes où leurs destins se croisent. Ils s'aiment, parfois sans se connaître, ils se déchirent. Ils s'aiment.

Mais il pleut doucement sur Deauville. Et le ciel a de beaux reflets verts.


jeudi 14 novembre 2002

Le mur des chiottes

J’achète mes cigarettes au bistrot d’en face, un petit bar aux murs peints de couleurs vives où j’aime aller prendre un café avant de retourner bosser. Tophe, le patron, est un ami. Il suffit généralement d’un salut et d’un signe de tête pour qu’il me serve un petit noir fumant, dont la couleur profonde et l’arôme sévère achèvent d’ordinaire de me plonger dans un état de demi-songe hébété, commun aux seuls amateurs de bonnes tables et aux grabataires désespérés. Ce jour-là, c’était un vendredi, une jeune femme entra dans le café. Elle s’avança à pas pressés vers le comptoir, laissant dans son sillage les effluves légers de Shalimars improbables. Elle acheta un paquet de cigarettes mentholées et sortit presque aussitôt. À travers la vitre, je la regardais s’éloigner dans la rue, où elle s’engouffra dans une Twingo noire avant de disparaître dans la grisaille urbaine.

Il était presque l’heure. Je me sentis soudain l’envie d’aller pisser. Dans les toilettes, au fond du bar, je laissais libre cours à une nature généreuse, prenant soin, dans mon presque sommeil, de canaliser au mieux l’impétuosité de flots que, sur l’instant, j’estimais sans pareils. Je remarquais alors, couvrant les murs autour de moi, des graffitis que je comparais hardiment aux peintures rupestres de Lascaux imprononçables découverts quelques jours plus tôt sur une chaîne du câble. J’associais dans un même mouvement de la pensée le dessin des bisons préhistoriques et le cœur malhabile indiquant que Popaul et Lola, c’est forever. Je me bouleversais dans mon ambiance humide en songeant que la main multimillénaire dont j’avais entrevu l’empreinte sur mon 16/9e était la même qui avait écrit là « Suce ma bite » ou « Totophe est un con ». Je me figurais que les chasseurs esquissés dans le roc couraient à toutes jambes pour abattre enfin la bête fasciste dénoncée sur le carreau de mon époque obscure. J’imaginais le feu autour duquel les pères avaient raconté à leurs fils les chasses interminables, les guerres faussement héroïques et les premières amours d’un soir d’été. Puis ce fut l’heure.


À la question : « Pourquoi n’écris-tu pas sur les forums ? », je répondais invariablement et avec le même sourire que je n’avais pas l’esprit communautaire, que je n’y avais pas ma place, qu’il y avait sans doute — et je le crois toujours — des gens bien mieux placés pour remuer la boue et l’or du monde. Je mentais. J’attendais simplement mon heure et, là encore, elle vint. Je ne regrette pas d’être du voyage. Il y a désormais, sur mon écran, un mur humain parsemé de cris d’amour, de haine, de colère et d’orgueil, plein de petites choses à lire, ridicules ou amusantes, et qui dit aussi parfois la grande solitude des hommes. On y chasse, on s’y fait la guéguerre et on s’aime. On y vit.

Mais ce qu’il n’y a pas sur mon écran, c’est la douceur des soirs d’été, l’odeur obsédante du menthol ou le parfum léger des filles pressées. Il n’y a pas de chair qui se torde, pas de voitures qui s’en vont, pas de ville dans laquelle disparaître. Ils ont bien mis un urinoir, mais je préfère quand même les chiottes du bar à Tophe. Et je ne vais tout de même pas pisser sur mon clavier... Sans rire.

dimanche 10 novembre 2002

Un érotisme torride

Au Dude, qui est aussi un grand enfant.

À deux pas de chez moi, il y a un cinéma de quartier, un de ces vieux cinémas aux fauteuils râpés, où des portraits de vedettes oubliées couvrent les murs défraîchis, où dans le faisceau lumineux du projecteur semblent parfois se dessiner les silhouettes d’amoureux enlacés. Un cinéma de poussière, de souvenirs et qui sent bon le renfermé les froids après-midi d’automne. L’image n’est pas bonne, le son est déplorable et on est mal assis. On est bien. On se tient le cœur au chaud et loin du temps qui passe.

Avant chaque projection, en lieu et place des tristes publicités servies par les grands complexes, on y joue de vieilles bandes-annonces des années 40 à 60. J’ai souvent souri de ces séquences surannées qui promettaient, à grand renfort de musique et de voix tonitruantes, le dépaysement de lointaines contrées exotiques, le spectacle édifiant de combats titanesques ou l’érotisme torride d’une cuisse entrevue. J’ai souvent frémi dans la crainte d’une attaque traîtresse des araignées géantes ou des chats de l’espace. J’ai pleuré parfois sur les chemins qui se séparent et les belles agonies en Technicolor et en Cinémascope.

Mais, tandis que Marlène titube dans le couloir du train pour Shanghai, je pense au monde du dehors auquel j’appartiens. Ce monde où les marchands de rêves ne font plus rêver personne, où les jeunes filles pleurent en faux-direct à la télé le jeudi soir, où la beauté du temps présent a si peu de poids face à celle des temps futurs, qui seront des temps meilleurs, forcément.

Les macusers n’échappent pas à cette folie du monde, à cette frénésie globale d’anticipation du bonheur. Du bout de leur clavier, ils rêvent tout haut à ce qui pourrait être, à ce qu’ils pourraient faire, insatisfaits souvent de ce qui est et négligents de ce qu’ils peuvent faire. Je ne les blâme pas. Le mécontentement de soi caractérise celui qui aspire au progrès. Il faut bien que tous nous soyons insatisfaits si nous voulons les temps meilleurs, les lendemains qui chantent et les lundis au soleil.

Pourtant, je m’émerveille encore des gros avions qui volent et des voyages dans la lune. Je me méfie d’un monde où tout s’explique, où tout se planifie froidement, jusqu’à la mort même, où tout s’achète, où tout se vend. Je ne veux pas trop qu’on me dise quelle sera ma vie ni celle des autres. Je préfère garder un rêve ou deux, aussi inaccessibles que les étoiles vers le soir. Et parfois, dans un vieux cinéma, mal assis, j’arrête le temps qui passe, aussi furtivement que la silhouette de Marlène évanouie au bout d’un train chinois.


vendredi 8 novembre 2002

Les concours de zizis

J’étais au parc. Assis sur un banc, je profitais mollement d’une de ces dernières journées rouges d’automne, quand l’air est encore tiède et sec. Dans l’allée, deux jeunes femmes se croisèrent. Elles étaient, me sembla-t-il, à peu près du même âge, ordinaires au possible et avec cet air de contentement discret que la maternité donne aux femmes. Chacune poussait une chaise d’enfant. Elles se croisèrent donc sur le bas de l’allée au bord de laquelle j’étais assis. Je surpris un échange de rapides coups d’œil au landau du camp adverse. Elles contemplaient l’enfant de « l’autre » et l’air discret du contentement fit place à une moue souriante, crispée et pleine d’un dégoût sournois bien mal dissimulé. Elles échangèrent un salut de la tête et chacune reprit son chemin, bien droit, bien loin.

Cette scène anodine resta longtemps dans ma mémoire et je revoyais ces deux femmes se croiser dans ma tête tandis que la journée s’achevait et que les marronniers du parc s’estompaient peu à peu dans la brume du soir. Puis je sentis le froid, la nuit, et je rentrais.

Je suis de ceux qui croient à la thérapie par l’exemple. Je crois, peut-être avec quelque naïveté, que la comédie corrige bien les mœurs en riant et que le comportement de ces deux femmes peut avoir quelque intérêt pour ceux qui sont assis sur des bancs. Je crois que ce qui vaut pour les uns vaut pour moi et que, n’étant pas meilleur que le reste des hommes, leurs défauts sont aussi les miens. Je vois, partout, des marques de la même mesquinerie quotidienne, mais bien loin de m’en offenser ou d’en rire, je sens qu’elle me lie confusément au reste des humains.

Qu’il s’agisse d’un gros beauf jetant des yeux d’envie sur la voiture customisée de son voisin, d’un respectable utilisateur de Macintosh gonflé d’orgueil à la seule évocation de sa machine et la comparant non sans quelque imbécile fierté à celle des autres, d’un dialogue de sourds autour d’une bibliothèque iTunes idéale (puisque la merde, c’est le goût de l’autre), de celui-ci, qui a grande gloire d’avoir déniché la même pièce que tout le monde à moitié prix, ou de celui-là, fou de joie d’avoir enfin posté un six millième message au contenu monosyllabique, tous sont mes frères et je les aime ainsi.

Car il est bien entendu, dans cet esprit si étroit qui est le mien, qu’avoir le goût des belles choses, de la musique de Bach et des couchers de soleil, qu’avoir la plume facile et l’éloquence bien pendue, et que railler l’indigence ordinaire de mes contemporains tééfunophiles font de moi cet être supérieur, parfait aboutissement d’une civilisation raffinée dont les fondements ne sauraient pas même trembler sous les coups de boutoir d’aviateurs fous.

Or, ce contentement d’ordinaire si discret qui est le mien, est aussi celui des autres. C’est celui des cours de maternelle, où l’on se montrait furtivement le zizi, espérant rassurer son ego à l’aune d’une comparaison fugitive. C’est cet air de béatitude qu’ont les vieilles personnes qui ont trouvé plus malade qu’elles. C’est cette certitude absolue d’avoir une progéniture de qualité supérieure, une incomparable bête à concours auprès de laquelle les enfants des autres ne sont que les enfants des autres.

L’esprit de compétition si fortement ancré dans les comportements humains est une aubaine pour notre société de consommation. La publicité n’a jamais hésité à faire appel à ce qu’il y a en nous de plus mesquin, de plus envieux, pour vanter les mérites du produit « qui va achever le voisin » ou de celui, mesdames, qui fera de vous « la parfaite ménagère que votre mari n’aura plus honte de sortir en ville ». Mais le monde est plein de parfaites ménagères, et je n’ai pas envie d’achever mon voisin.

Qu’on me foute la paix ! Je voulais juste me rassurer un peu à l’aune du zizi des copains.

mardi 5 novembre 2002

Ultra moderne solitude

Je vous ai déjà parlé de Madame Germaine et je m'aperçois qu'en dehors de ses araucarias splendides, vous ne savez presque rien d'elle. J'en sais moi-même assez peu à vrai dire et, n'étaient nos bonjours du matin, je crois que je ne me serais jamais soucié de connaître l'identité de la locataire du premier. Je m'empresse d'ajouter qu'il y a à cet étage deux appartements, A et B, mais que le second est inoccupé depuis plusieurs mois et, en tout cas, depuis une date antérieure à mon arrivée dans l'immeuble.

Germaine Duprat (j'ai lu son nom sur la boîte aux lettres dans le hall) doit avoir entre 60 et 70 ans. Elle est de taille moyenne, environ 1,60 m, avec, comme c'est souvent le cas pour les femmes d'un certain âge, une tendance à l'embonpoint disgracieusement fixée sur ses hanches. Elle est peu coquette et traîne le plus souvent en savates lorsque nous nous croisons. Elle a dû être brune, si on en croit la racine récalcitrante à se ternir de certains de ses cheveux gris. Elle n'a jamais été belle.
Madame Germaine vit seule. Je n'ai jamais vu quiconque entrer ou sortir de chez elle et je ne lui connais pas d'autre compagnie que celle de ses chats et d'un canari dont la cage reste sur le palier, juste à côté du bel araucaria.

Bien que ce soit à peu près tout ce que je sais d'elle, je sais aussi que je ne l'aime pas. Je n'aime pas l'odeur d'encaustique sur le palier ou celle qui se répand de son appartement lorsque la porte en reste entrouverte. Je n'aime pas la cage du canari parce que je n'aime pas les cages. Je n'aime pas les savates parce que je n'aime pas qu'on traîne des pieds. Je n'aime pas qu'on soit dans l'escalier quand je pars travailler ou que je rentre de faire des courses. Je n'aime pas qu'on assiste à ma vie comme à un spectacle, où l'on viendrait mendier des bouts d'humanité pour remplacer ceux-là qu'on a pas su garder.
Mais j'aime les chats, quand ils viennent se frotter sur mes jambes ou jouer avec mon lacet. Et j'aime le sourire de Germaine, qui est un beau sourire.

Ce matin, Madame Germaine était encore sur le palier. En descendant l'escalier, je la trouvais penchée qui déposait au sol un bol de lait à l'attention d'un de ses quatre chats. Plusieurs locataires se sont souvent plaint des nuisances occasionnés par « la meute féline du premier », mais je n'ai pour ma part jamais rien dit à ce sujet. Elle me lança le bonjour habituel auquel je répondis, son sourire parut, et je sortis.



Quand le soir vient et que j'ai fini de grappiller mon plateau télé devant le 19 h/20 h de la 3, j'allume l'ordinateur. Je me cale dans un fauteuil et lorsque le système est enfin lancé, je me connecte sur la messagerie en direct. Comme par magie, une fenêtre s'ouvre alors, pleine de ces noms étranges et de ces vignettes aux couleurs vives dont j'ai déjà dit l'histoire. J'ai remplacé certains de ces noms par les prénoms des personnes auxquelles ils appartiennent dont j'ai fait connaissance. Si l'une d'elles est connectée, son avatar apparaît aussitôt et le dialogue commence. Si personne n'est là, j'attends. Je fume une cigarette. J'écoute un vieux morceau. Et j'écris, les jours fastes…

Il m'a fallu du temps pour me voir ainsi. Je veux dire en savates, sur le palier virtuel d'un immeuble numérique dont les étages s'illuminent et s'éteignent tour à tour. Personne ne saura ni quel est mon sourire ni si mes cheveux grisonnent déjà à la lueur électrique de l'écran. Je reste silencieux, spectateur de cette vie irréelle qui s'organise au bout de mes doigts et à laquelle je n'appartiens pas encore. J'attends. Je veux la voir bondir cette putain d'icône qui me dira que je ne suis plus seul. Je veux mon bout d'humanité pour ce soir, mes vingt centimètres d'humanité propre et sèche, sans embonpoint, sans odeur de graillon, sans canari et sans visage. Sans lendemain.

Ceux qui savent, ceux qui sentent, ceux que j'aurai croisés un soir de demi-brume sauront pourquoi j'ai écrit cette histoire. Ceux-là connaissent le poids terrible que l'existence pèse parfois et la difficulté d'être. Le grand réseau numérique et froid est plein de cette affreuse petite souffrance d'enfant gâté dont on ne peut qu'avoir honte quand on a tout pour être heureux, de ce petit malheur ordinaire et mesquin du suralimenté computophile, de cette peine sans nom, toute bête et qu'on ne peut pas dire, mais qui vous serre le cœur jusqu'aux lèvres.

Qu'on me pardonne si je garde une pensée pour les enfants gâtés et les femmes vieillissantes !

dimanche 3 novembre 2002

Madame Germaine

Mac OS X 10.2 Jaguar a popularisé le concept de messagerie instantanée (chat) auprès de nombreux utilisateurs, dont je suis, qui vivaient jusqu’alors dans l’ignorance des bienfaits incomparables de la communication directe. Avant cela, il fallait en effet vivre dans la réalité – le seul endroit où se faire servir un bon steak, selon Woody Allen – pour goûter aux délices coupables d’une conversation bien menée, délices à peine compromis par la promiscuité inévitable avec « l’autre » (puisqu’il faut être au moins deux).

On pourrait arguer — on aurait tort de s’en priver — que le chat offre une possibilité de dialogue intercontinental bien difficile à opposer au piètre « Bonjour, Madame Germaine » servi à la voisine du premier. Il y a pourtant dans ce discret et machinal salut matutinal (si, ça existe), je ne sais quoi de profondément humain qui ne laisse pas de m’interroger.
Les forums et autres groupes de discussions offrent un espace où chacun peut s’exprimer librement, en fonction de son humeur ou d’un sujet donné. Le courrier électronique renouvelle le genre épistolaire et l’enrichit de possibilités inédites (échanges de fichiers numériques, photographies, etc.)
Quid du chat ?

Qu’on n’attende pas de moi une attaque en règle visant l’indigence ordinaire des propos échangés sur le chat. Contrairement aux forums ou au mail, la discussion en direct, par sa nature qui est d’être dans l’instant, laisse peu d’espace à la réflexion. Et c’est bien ainsi. Mais à quoi sert-elle, quand elle ne se limite pas aux échanges intimes avec des amis ou des parents éloignés ?
Il n’y a pas d’aspect communautaire du chat. Chaque communauté a ses codes, ses principes fondamentaux qui sont le lien existant entre chacun des membres qui la composent. Ici, une préférence pour le meilleur ordinateur du monde, là pour un chanteur, un groupe ou un compositeur, là encore pour une philosophie ou une religion. Rien de tel sur le chat. Les groupes qui se constituent se sont déjà constitués ailleurs, sur des forums ou dans « l’horrible » réel. Les salons qui sont ouverts reflètent cette appartenance antérieure à un groupe. Vont sur (feu) macgeneration ou sur macbidouille les habitués de ces sites, sur jaguar les utilisateurs anglophones de Mac OS X, etc.
L’utilisateur lambda qui découvre pour la première fois la messagerie en direct se tourne le plus souvent vers un de ces salons, car leur aspect communautaire rassure le profane. Mais le chat est un monde virtuel impitoyable. Il faut souvent donner des coudes pour se faire entendre. Quant à se faire respecter…

Et c’est bien là que le bât blesse. Il n’y a pas à proprement parler de respect sur le chat, puisqu’il n’y a personne, ou pour mieux dire : « puisque les utilisateurs connectés en même temps que moi n’ont pas d’existence réelle à mes yeux. » Ils sont autant d’avatars et de pseudos plus ou moins drôles ou originaux, flanqués ou non de statuts parfois ésotériques. Quel crédit puis-je apporter à ces entités numériques qui jouent à être des personnes ? Quel crédit puis-je avoir, moi qui ne suis plus qu’un avatar, c’est-à-dire — au choix — une transformation du moi réel ou une aberration binaire ?

Madame Germaine astiquant son araucaria sur le palier du premier a bien plus de chair et de poids dans ma perception du réel qu’aucun avatar au monde. Elle n’a pas d’importance sur ma vie, mais elle est. Et je respecte cette humanité fragile, agaçante et empuantie d’encaustique. Ami chatteur qui, à mon image, traîne des jours fades sur un réseau anonyme, n’oublie pas que le monde virtuel est aussi peuplé d’araucarias qu’on astique, et que l’avatar qui te parle pèse son poids sur l’univers le soir.