vendredi 22 août 2003

12 avril

« Je regarde le soir
Tomber dans les miroirs
C’est ma vie »

Les corniches défilaient à travers les vitres de la DS, et le ciel gris par-dessus les toits. La voiture empruntait des chemins familiers. On serait bientôt arrivé. Elle n’avait pas dit un mot depuis la sortie de l’église. Elle restait assise en silence, absente, occupée seulement à regarder le ciel par la vitre fermée.

« Nous y sommes. »
Il rangea la voiture sur le côté et elle sortit.
— « Merci mon chéri. »
— « Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste ? »
— « Non. Tout va bien je t’assure. File, tu vas rater ton train. »
— « Bon. Je t’appelle dès que j’arrive. »
— « Oui. »
Il remit le moteur en route tandis qu’elle lui faisait un petit signe de la main. Quelques secondes plus tard, la DS avait déjà disparu au bout de la rue.
Dans l’ascenseur, d’une main experte, elle vérifia la bonne tenue de son chignon et remit en place une épingle un peu lâche.
Après avoir fermé la porte, elle ôta ses gants noirs et ses boucles d’oreilles qu’elle abandonna négligemment sur le marbre de la petite commode de l’entrée. D’un geste rapide, elle épousseta la veste et la jupe de son tailleur.

Le soir tombait. Elle était seule dans le salon, debout contre la vitre. La tasse de thé brûlant faisait des buées sur le verre. Elle la posa avec précaution sur la petite table basse et prit un carton bordé de noir qui traînait là. Elle lut :

« Madame Henri Gardès, sa mère,
Monsieur et Madame André Gardès,

ont le regret de vous faire-part du décès de

Monsieur Robert Gardès

mort pour la France à Djelfa (Algérie), le 20 mars 1955,
à l’âge de 25 ans.

Ses obsèques seront célébrées en l’église de Pantin,
le mardi 12 avril 1955, à 15 h 30. »


Elle hésita quelques secondes, puis elle poussa la porte. On avait posé sur le lit le carton envoyé par l’armée et qui contenait les affaires personnelles de Robert. Elle regarda la chambre. Le papier peint avait deux ans. Il était neuf pour ainsi dire. C’était juste après la mort d’Henri. Elle s’assit doucement sur le lit.
Sous la couche des vêtements et des affaires de toilette, elle trouva un jeu de carte, un harmonica, un peigne dans son étui, une petite boîte dans laquelle on avait glissé la chaîne en or de son baptême — qu’il avait fallu agrandir en fondant deux napoléons —, une boussole, un portefeuille, un briquet, des mots de camarades, des lettres de parents et d’amis dont ses propres lettres et, sous une pile de photos mélangées, un calepin et d’autres lettres entourées d’un ruban. Le téléphone sonna.

C’était André. Il était bien rentré. Thérèse et les enfants allaient bien. Thérèse s’en voulait terriblement de ne pas avoir pu venir. Elle répéta qu’elle comprenait, que ce n’était pas grave.
— « Tout va bien, vraiment ? »
— « Oui, mon chéri. Ne t’inquiètes pas, ça va aller. »
— « Tout de même, je m’en veux d’avoir dû te laisser si vite. »
Elle ne répondit pas.
— « Qu’est-ce que tu fais ? »
— « Oh, rien. Je range un peu. Je crois que je vais aller me coucher tôt ce soir, je suis un peu fatiguée. »
— « N’en fais pas trop, hein ? Tâche de te reposer. »
— « Oui. »
Elle sentit une gêne dans sa voix.
— « Bon, je te laisse alors… »
— « Oui. Embrasse Thérèse et les enfants pour moi, tu veux ? »
— « Bien sûr. Je te rappelle bientôt ? »
— « Oui. »
— « Bonne nuit, Maman. »
— « Bonne nuit, mon chéri. »
— « Je… »
— « Oui ? »
— « Non, rien. »

Elle avait encore dans sa main gauche le petit paquet de lettres enrubanné. Elle retourna s’asseoir sur le lit et défit le ruban.
Elle parcourut l’une après l’autre les lettres du paquet. Elle se sentit bientôt un peu honteuse de lire ainsi des mots qui ne lui appartenaient pas et dont elle aurait dû ignorer jusqu’à l’existence.
Elle nota soigneusement l’adresse indiquée en tête de chaque lettre et refit le paquet.

Le lendemain, elle se rendit à la poste.
Sur le chemin, elle s’arrêta chez un fleuriste auquel elle acheta une demi-douzaine de roses.
En rentrant chez elle, elle appela un taxi.

— « Où allons nous, Madame ? » demanda le chauffeur.
Elle était à nouveau silencieuse et absente.
— « Madame ? » insista le chauffeur.
— « Au cimetière. », finit-elle par répondre.
Sur la banquette arrière, près des roses, elle regarda le ciel par la vitre fermée.


lundi 11 août 2003

Le bel Argentin

J’aime Paris au mois d’août.

En dépit de l’estime que j’ai pour mes semblables, rien ne me les fait aimer tant que ces quatre semaines bénies de l’été où tous s’enfuient loin de la capitale, pressés qu’ils sont d’aller retrouver leurs collègues de bureau sur un coin de serviette ordinaire et sur des plages qui ne le sont pas moins. Ainsi, tandis que la France d’en bas cultive son cancer de la peau au soleil du Midi, je monte une tendre garde sur le beau Paris dépeuplé, flânant le long des quais ou par de petites rues désertes, à peine importuné parfois par un touriste en mal de romantisme latin ou cherchant à connaître, dans un anglais aussi approximatif que mon sens de l’orientation, le chemin le plus court pour se rendre à la tour Eiffel.

Ce jour-là, malgré la chaleur étouffante, j’étais donc sorti comme à l’ordinaire, ayant choisi de me rendre au bord du fleuve afin d’y trouver — du moins je l’espérais — un peu de fraîcheur. J’avais passé l’après-midi à divaguer d’une rue à l’autre, guettant tous les coins d’ombre et les troquets ouverts, comme autant d’oasis merveilleuses disséminées sur mon parcours. Sous le pont Mirabeau, le temps s’était écoulé comme la Seine et nos amours, et voyant le soir tomber, j’avais décidé à contrecœur de retourner chez moi. J’étais d’autant moins pressé de rentrer qu’outre la chaleur accablante de mon appartement, nous étions un mardi. Or, le mardi, chaleur ou pas, le club Pyramide du quartier s’entasse chez Germaine et, en dépit des deux étages qui nous séparent, la nuit finit invariablement par s’emplir des gloussements de ses amies, rendues hystériques à chaque brique sauvée et à chaque petit verre de porto descendu.

J’étais presque rendu quand, du bout de la rue, j’aperçus un camion de pompiers stationnant à la hauteur de mon immeuble. Le gyrophare orange me fit aussitôt appréhender quelque sinistre plus funeste que le lâcher de vieilles du mardi, et je me mis à courir, me souvenant soudain que j’avais laissé mon chat dans l’appartement.

Quand j’arrivai dans le hall, je croisai deux pompiers qui sortaient en portant une civière. Ils emmenaient Germaine, sous oxygène mais visiblement évanouie. Comme je m’inquiétais de son état et de savoir ce qui s’était passé, un de leurs collègues me répondit qu’à cause de son poids et de son âge, elle avait fait un malaise dû à la chaleur. Elle avait besoin d’une perfusion. Ils la conduisaient donc à l’hôpital où l’on saurait s’occuper d’elle, mais il ne fallait pas m’en faire : tout irait bien. « Au fait, c’est vous le locataire du quatrième ? », demanda-t-il. « Oui. », répondis-je intrigué. « Je vous demande ça parce qu’elle n’était pas encore évanouie quand on est arrivés, et quand on lui a demandé s’il fallait prévenir quelqu’un, elle a donné votre nom. » Il ne remarqua pas ma surprise et poursuivit : « J’aurais besoin d’une petite signature… » Je signai machinalement le papier qu’il me tendit : tout cela me semblait irréel. Dans un incompréhensible élan de solidarité résidentielle, je lui demandai néanmoins : « Je dois vous accompagner ? » « Non, non, dit-il. Tâchez plutôt de rassembler quelques affaires à lui apporter. Elle en aura besoin. » Puis il me fit un petit salut de la tête en tenant la visière de sa casquette et, comme dans un rêve, j’entendis des portes claquer, une sirène et, bientôt, le crissement des pneus sur l’asphalte chaud.

Je restai immobile sur le palier, transpirant à grosses gouttes, un double du formulaire qu’on m’avait fait signer à la main. Les chats de Germaine se faufilaient entre mes jambes en poussant des miaulements plaintifs indiquant l’heure du repas. Je n’arrêtais pas de me répéter : « Elle a donné mon nom. Cette conne a donné mon nom… » Quelques minutes passèrent ainsi avant que je recouvre mes esprits.

Un peu plus tard, j’étais remonté dans mon appartement, ayant pris soin de bien fermer la porte de celui de Germaine dont on m’avait si généreusement laissé les clefs. Je pestais sans arrêt contre le mauvais coup du sort qui avait mis mon nom dans sa bouche. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une des ses bruyantes amies, ou Bougredane, ou même la veuve Picard ? Pourquoi avait-il fallu que ça m’arrive à moi ? J’en voulais aux Meursaud, les voisins du troisième, de leurs vacances en Italie (me félicitant néanmoins qu’ils aient pris soin d’embarquer leur marmaille). J’allais même jusqu’à lui en vouloir à elle, la vieille évanouie, de ne pas avoir sombré plus tôt dans son coma calorifique… Bien sûr qu’elle avait tenu bon jusqu’à l’arrivée des pompiers, la vieille peau !

Je terminai mon repas sans appétit, l’air maussade, résigné à passer ma soirée à farfouiller dans son appartement, perdu au milieu de culottes innommables et de dentelles défraîchies. Quand j’eus fini, je descendis donc au premier où les chats, toujours miaulant, m’accueillirent. Alors, dans un soupir dégoûté, je poussai sa porte et j’entrai.



Il y eut une étincelle verte dans l’interrupteur lorsque j’allumai la lumière. J’étais dans un petit couloir aux murs lambrissés. À gauche en entrant se trouvaient la chambre de Germaine, puis la cuisine. Les toilettes étaient au fond, juste à coté de la salle d’eau. À ce niveau, le couloir faisait un coude à droite et donnait dans une pièce plus grande, mais mal éclairée, qui devait être le salon. Enfin, une autre pièce, en face de la cuisine, servait de buanderie et de débarras : à la manière de toiles d’araignées géantes, de monstrueux soutiens-gorge suspendus me frôlèrent la joue quand je passai la porte.

La forte odeur d’encaustique qui imprégnait chaque pièce m’écœura violemment. Sans plus attendre, je me dirigeai vers la chambre où j’entrepris aussitôt l’inventaire des tiroirs d’une commode. La pièce était assez petite et chichement meublée : un lit, une chaise, la commode et, dans un coin, un meuble où étaient posés un pichet à eau et une cuvette émaillée. Au mur, au-dessus du chevet, un crucifix doré collé sur un support en bois surplombait un petit bénitier en forme de coquille où l’on avait abandonné une paire de boucles d’oreilles. Fort heureusement, je trouvai assez vite ce que j’étais venu chercher : un nécessaire de toilette, deux chemises de nuit, des sous-vêtements propres, une jupe, un chemisier, un gilet gris chiné et un large manteau rouge.

Je jetai un dernier coup d’œil pour m’assurer de tout laisser en ordre. Avant d’éteindre le salon, je restai en arrêt devant un mur presque entièrement couvert de cadres. Les photos étaient assez anciennes et remontaient pour la plupart à ce que je supposai être les années 50. On y voyait une Germaine, jeune, svelte et souriante. J’avoue que j’eus tout d’abord du mal à la reconnaître, mais il y a des traits qui ne mentent pas. Des photos de famille sans doute, témoignages fanés d’un bonheur ancien. Rien d’extraordinaire. J’éteignis tout et je sortis.

Le lendemain matin, je me rendis à l’hôpital où Germaine, le visage marqué par la fatigue, faisait l’objet de soins attentionnés. Je notai que ses grosses joues, d’ordinaire si roses, semblaient bien pâles à la lueur du néon, mais il ne semblait pas y avoir de sujet d’inquiétude quant à son état. D’une voix faible, elle me remercia de ma visite et de lui avoir apporté ses affaires. Elle était inquiète pour ses chats et, devant son insistance, je dus me résoudre à promettre de m’occuper d’eux jusqu’à son retour. Puis, une infirmière entra pour la toilette du matin et je profitai de cette heureuse diversion pour prendre un congé précipité.



En début d’après-midi, je redescendis donc dans l’appartement du premier. Les chats, que j’avais négligés la veille, montraient à présent de réels signes d’impatience. Fouillant en hâte la cuisine, je finis par trouver un paquet de croquettes et un litre de lait. Puis, cédant à une curiosité nouvelle, je retournai au salon où se trouvaient les photographies entraperçues dans la pénombre du soir précédent. Par les stores baissés, des traits de lumière étiraient leurs rayons. Je remarquai alors l’agencement de cette pièce auquel j’avais d’abord prêté si peu d’attention. Au coin du mur aux cadres, un meuble bas enfermait un téléviseur resté en position de veille. Un énorme fauteuil dont le dossier était recouvert d’un châle en laine lui faisait face. À côté du fauteuil, au pied duquel s’entassait toute une collection de romans à l’eau de rose, une table ronde retint mon attention. Il s’y trouvait un cadre, bien plus grand que ceux qui étaient accrochés au mur, et une boîte entrouverte débordant de lettres au papier jauni. Dans le cadre, la photo d’un homme à l’air farouche, moustache pommadée et cheveux gominés plaqués en arrière. Un bel homme, à coup sûr, même si le cliché ne datait pas d’hier. On devinait dans son regard un caractère passionné et téméraire. Ayant appris de source sûre — c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une de ces impénitentes potinières de quartier — que Germaine était veuve depuis de nombreuses années, je pensai tout d’abord qu’il devait s’agir d’un portrait du défunt. Mais un coup d’œil aux cadres sur le mur me plongea dans la perplexité : le bel homme de la table ronde n’apparaissait sur aucune autre photo. Sur de nombreux clichés, on voyait bien Germaine avec un petit homme chauve pendu à ses basques, mais nulle trace du gominé du guéridon… Cette absence remarquable piqua ma curiosité. D’un geste qui se voulait détaché, je poussai du doigt le couvercle de la petite boîte qui se trouvait sous le cadre. Je découvris une pile de lettres, dont certaines étaient entourées d’un ruban. Sur l’une d’elles, je lus l’adresse suivante : Monsieur Robert Gardès, 13, rue des Berges, Pantin. Je m’aperçus assez vite qu’elles étaient toutes adressées à la même personne. Le cachet de la poste indiquait 1954. Deux ou trois seulement étaient plus tardives. Je n’hésitai pas davantage : je m’installai dans le fauteuil énorme et, la boîte sur les genoux, je commençai avec fièvre un inventaire scrupuleux.



La première lettre était adressée à Germaine. C’était, au demeurant, la seule qui lui soit adressée. Je jugeai à l’état du papier qu’elle avait dû être lue à maintes reprises et c’est avec précaution que je la dépliai à mon tour.

« Mon amour,

Combien sont longues les journées passées loin de toi ! Il n’y a que trois jours que je suis à Bordeaux, et pourtant j’ai déjà l’impression d’y être depuis plusieurs semaines. Tu sais comme j’appréhendais ce voyage sans toi. Est-il possible d’aimer davantage que je t’aime ? Les heures où tu n’es pas là passent comme des jours, et les nuits… Oh les nuits ! Est-il possible d’être aussi seul ? Il n’y pourtant pas une de ces heures où tu ne sois dans mon cœur et dans mes pensées, pas un instant où mes mains inquiètes ne cherchent à caresser ta peau à travers l’air qui nous sépare, pas une nuit où ton corps ne m’apparaisse dans la pénombre et dans les plis secrets de mes draps d’insomnie. J’ai tellement hâte d’en finir ici et de te rejoindre. Je me manque à moi-même quand tu n’es pas là. »


J’avais du mal à croire que Germaine, la Germaine que je connaissais, celle qui passait sa vie dans l’escalier à se nourrir de la vie des autres, soit la femme à qui l’on avait écrit ces mots. Je n’avais jamais imaginé qu’il avait pu y avoir un moment de sa vie où elle ait pu ainsi inspirer le désir et l’amour. Cette découverte me plongea dans un abîme de perplexité, et je restai plusieurs minutes avant de poursuivre ma lecture. Je pensais à cet homme auquel j’associais le visage un peu sévère du grand cadre. Je scrutais dans ses yeux la passion qui avait pu dicter pareille lettre, un peu jaloux sans doute de son amour et de ses mots.

J’appris à le connaître davantage dans les lettres qui suivirent. Elles avaient été écrites par Germaine et, pris par leur lecture, je ne me posai guère la question de savoir comment elle les avait récupérées.


Elle l'appelait Roberto. Bien qu'il soit natif de Pantin, elle lui trouvait un air charmant et exotique. Dans plusieurs de ses lettres, elle le surnommait « mon bel Argentin », ce qui me parut une indication suffisante pour établir qu'il s'agissait bien du pommadé à l'œil farouche qui m'observait lourdement du fond de son cadre. Elle l'avait rencontré par hasard, dans un dancing où elle et son mari étaient allés passer la soirée. On jouait un tango, il la prit dans ses bras, sans doute sous le regard humide et un peu triste du petit chauve, et ils s'aimèrent. Leur liaison dura presque une année, jusqu'au jour où ils furent malgré eux rattrapés par l'Histoire : c'était la guerre en Algérie, il dut partir et n'en revint jamais. Les deux dernières lettres, datées de 1955, restèrent sans réponse. Seul un billet sur lequel on avait pleuré, sans doute rédigé à la va-vite par un camarade de régiment, confirmait une issue fatale.

Ainsi donc, il y avait eu dans la vie de Germaine une passion véritable, un grand amour et une grande douleur. Je relus la lettre de Roberto. J'enviais chacun de ces mots qu'il avait su lui dire, je jalousais, entre les phrases, la beauté de son pur abandon. Je repensais à Hélène, et comme je m'étais senti trahi par son désamour. Je m'en voulais de ne pas avoir su, moi aussi, trouver les mots qui auraient pu la retenir, les mots simples qui me l'auraient gardée.

J'en étais à ce stade de mes réflexions lorsqu'on sonna à la porte. Je remis précipitamment les lettres dans la boîte et, m'étant assuré d'un rapide coup d'œil que tout semblait en ordre, j'allai ouvrir. C'était Bougredane. Visiblement surpris de me trouver là, il bafouilla une phrase incompréhensible. « Vous vouliez voir madame Duprat ? », demandai-je. Il fit oui de la tête, se contentant de chiffonner nerveusement sa casquette. Je lui racontai la soirée de la veille, le malaise de Germaine et l'intervention des pompiers. Comme il devenait de plus en plus pâle tandis que je parlais, j'entrepris de le rassurer et je lui indiquai l'hôpital où elle avait été transportée. Dans un mouvement qui m'étonna de sa part, il me prit vivement les mains et les secoua en me remerciant de mes bontés. Puis, il s'en fut tout aussi rapidement.



Quand je remontai chez moi ce soir-là, je ne pus m'empêcher de repenser au visage bouleversé de ce petit homme sur le palier. Je me dis que Germaine, au fond, avait bien de la chance d'être aimée ainsi, elle qui entretenait si pieusement et depuis si longtemps le souvenir d'un jeune homme mort qui l'avait adorée. Je me demandai si nos souvenirs ne nous empêchent pas parfois de voir notre bonheur présent.

En entrant dans mon appartement, je jetai les clefs sur la petite table et j'aperçus la lumière du répondeur qui clignotait. C'était un message d'Hélène. Elle voulait me revoir très vite et parlait d'une folie. Elle me sembla au bord des larmes et mon cœur se mit à battre fort et vite. Je restai un moment dans la pénombre, assis dans mon fauteuil, un verre de whisky à la main. Je ne me posai pas la question de savoir si j'allais lui répondre. Je me demandai seulement si, quand j'aurais fini de composer le numéro sur le cadran, je saurais quoi lui dire. Je repensais au bel Argentin de Pantin dans son cadre doré, à sa lettre tant lue, aux amours mortes sous le soleil d'Alger et de partout ailleurs où l'on aime. Je me disais que j'avais moi aussi, avant d'être si bête, un amour dessiné dans les draps de mon lit. Je pris le téléphone dans ma main.

mercredi 6 août 2003

La peur

« N’ayez pas peur […] », Luc, II, 10.


L’occident est un mensonge. Le monde dans lequel nous vivons a bâti ses fondations sur les ruines de la plus épouvantable tragédie de l’histoire : l’extermination systématique et à grande échelle d’hommes par d’autres hommes. Il est sans doute très significatif aux yeux du peuple juif, qui est le peuple élu des Écritures, que ce soient les membres de sa communauté qui ont été les plus terriblement atteints par cette horreur massive. Il n’en reste pas moins que si un autre groupe humain avait été ainsi touché (1), la portée symbolique (et religieuse) du génocide aurait peut-être été moindre, mais le sentiment d’épouvante aurait été le même. Un tel drame ne peut inspirer qu’une horreur profonde, et l’on reste interdit, aujourd’hui encore, en revoyant les témoignages bouleversants des rescapés de l’Holocauste.
Cette horreur des actes qui ont été commis pendant cette guerre a été déterminante dans la reconstruction de nos sociétés européennes et du monde occidental lui-même. Elle conditionne, dans une certaine mesure, certaines des alliances d’aujourd’hui. L’Europe elle-même n’a-t-elle pas été créée par ses pères fondateurs comme un rempart à la folie du monde ? Comme au temps de la première après-guerre, on comprit aussitôt qu’il fallait à tout prix qu’une pareille tragédie ne puisse se reproduire. Mais là encore, nous n’avons pas payé le prix.

Beaucoup considèrent encore de nos jours que la Shoa est le fruit d’une folie monstrueuse. Je ne peux pas leur en vouloir : crier au fou est un moyen bien dérisoire se détacher de l’horreur, mais c’est un moyen. Pour autant, c’est presque une insulte ajoutée aux souffrances des disparus. Les hommes qui ont commis les gestes de la barbarie n’étaient pas fous. Le plan était là, ficelé dans ses moindres détails : on a bâti des usines de mort comme on aurait fait de manufactures de porcelaine ou de fabriques de canons. Tout était prévu, tout était écrit. Et ce fut une industrie sinistrement prospère... Prétendre que ceux qui ont pensé cette extermination étaient fous, c’est presque les excuser de leurs crimes. Et cela est proprement intolérable.
Pourtant, quand on eut pris conscience de l’ampleur de la tragédie, il apparut clairement qu’il serait plus intolérable encore pour chacun d’accepter cette évidence : ceux qui ont tué sont pareils à nous-mêmes, ils sont comme nous, ils sont nous. Nous portons en nous-mêmes les germes du terrible, de la violence et de la haine. Nous portons à la fois, car c’est là notre condition, la mort et la lumière.

Les sociétés sont semblables aux individus qui les composent. Étant entendu qu’il est plus aisé de dissimuler nos peurs que de les gérer, nous avons rapidement glissé sous l’épaisse moquette démocratique les cendres et les ruines de l’ancien monde, et l’occasion qui nous était donné d’affronter notre part d’ombre afin, qui sait ?, d’en triompher. C’est ainsi que le mensonge commence, par omission, par lassitude après tant de souffrances et de privations, par le médiocre espoir qu’au fond tout ira bien et l’idée délirante que ce qui ne se voit pas n’existe pas... C’est ainsi qu’on s’offre une bonne conscience à peu de frais et qu’on peut vivre. C’est ainsi qu’on est humain.

Nous avons donc vécu ces soixante dernières années dans le rêve illusoire d’avoir enfin bâti un modèle de société qui nous protège de nous-mêmes. Nous avons cru longtemps, malgré bien des vicissitudes, que nos peurs ne nous sauteraient plus à la gueule, que c’en était fini du « temps du sang et de la haine », que l’avenir serait enfin pour nous clément et pacifique, à Göttingen ou à Paris. Malgré la guerre froide, malgré les décolonisations sanglantes, malgré « les petites guerres » si pittoresques de l’Afrique et les coups d’État qui n’existent qu’entre 20 h et 20 h 30 à la télé, nous avons continué de croire, avec acharnement, que nous serions désormais épargnés par les grands désastres et les grandes douleurs.
Puis, il y eut Saint-Michel, l’avion d’Alger et, dans le beau ciel clair d’un matin de septembre, des tours tombées et du silence. Et les ruines, et la cendre. Et la peur.

Une des conséquence naturelle de la peur est le repli sur soi. Ce mouvement donne naissance à toutes sortes de communautés, le plus souvent bien innocentes, mais méfiantes les unes des autres. Ce forum illustre, à sa manière, un exemple de ces communautés : on s’y retrouve « entre soi », c’est-à-dire entre personnes ayant un intérêt commun, et qui se valorisent les unes les autres (et valorisent ainsi le groupe) en se comparant favorablement à d’autres communautés existantes (le mac c’est mieux que les pécés, les Pink Floyds c’est mieux que Patricia Kaas, le kamasoutra c’est mieux que La Critique de la raison pure, etc.)
L’appartenance à un tel groupe est, d’ordinaire, un facteur apaisant pour celui qui y participe. Rien n’est pire que de se retrouver seul face à soi-même, et c’est pourquoi même les plus farouches anti-sociaux se retrouvent au sein de sociétés secrètes… L’aspect le plus négatif du communautarisme est qu’il entretient une peur plus ou moins latente de tout ce qui n’appartient pas au groupe. En outre, quitter le groupe ou l’ouvrir à d’autres communautés est le plus souvent ressenti comme une trahison par les autres membres. Mais, là encore, tout dépend de la communauté en question : je ne crois pas que s’affranchir de ce forum puisse être ressenti comme une trahison par quiconque… Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de groupes humains.

Dans son thread intitulé « J’aime les gens... mais pas tous !!!! », thebig a bien décrit le mécanisme de la haine. Confronté à des individus très différents de lui, par leur comportement, par leur attitude, il prend peur, et sa peur se transforme aussitôt en une haine délirante qui lui fait commettre quelques écarts de langage et bien des erreurs de jugements. Mais quel jugement peut-il y avoir dans un esprit inquiet ? Comment contrôler l’intensité de cette haine quand elle s’attache à des détails tels que la démarche de l’autre, ses vêtements, son apparence ?... (2)

Car la question est au fond toute simple : de quoi avons-nous peur ? De ce qui nous met en danger, physique ou moral. De ce qui nous expose ou nous engage. De ce qui est différend de nous et, plus précisément, de tout ce que nous ne comprenons pas, tant au niveau intellectuel que par simple analogie avec ce que nous sommes. Le problème vient donc de nous et non du monde. Mais ce que nous sommes, puisque c’est de cela dont il est question, le savons-nous vraiment ? Acceptons-nous notre propre haine, notre propre violence, notre colère, notre arrogance, notre noirceur ? Avons-nous conscience de notre différence dans un monde où tout a été mis en œuvre pour que nous soyons si semblables les uns aux autres, pour que nous n’ayons plus à nous craindre à défaut de pouvoir nous aimer ?

Quand vient le matin, après le sommeil lourd et sans rêve, j’ai froid. Tous les matins, je sens la peur glacée dans mes veines, courir le long de mes bras, dans ma poitrine et sur mon cœur. Oh oui, je sais bien ce que c’est qu’avoir peur... Peur de la solitude et, loin d’elle, peur du regard de l’autre, de sa malveillance supposée ou, pire, de son indifférence. Mon mensonge, celui qui dit que je tout pareil aux autres, m’effraie. Je sais au fond de moi que je ne suis pas comme eux, et cette pensée me terrorise. Je sais que, ni meilleur ni pire, je suis pourtant bien différent. Bien différent de celui que j’aime et dont je ne sais pas s’il m’aimera au moins un peu ; bien différent de celui que je hais et dont j’ignore encore qu’il est semblable à moi.

Je voudrais ne plus avoir peur. Je voudrais ne plus avoir froid.

(1) Je n’oublie pas que les Tziganes, les homosexuels notamment ont été exterminés de la même manière.
(2) Ne vois-tu pas, Jean-Luc, comme en les haïssant tu deviens leur semblable ? Comme en cédant à la peur, tu deviens tout ce que tu hais ?