dimanche 18 avril 2004

Spitzberg

Pour Stéphane.

Or donc, c’était la nuit. Une nuit malhonnête, pleine de reflets bleutés et de lueurs parmi les glaces. Un vent hostile soufflait du nord. Il était sans doute glacial, mais après quelques minutes passées au dehors, les membres soudain engourdis devenaient insensibles et nul n’aurait pu dire s’il avait froid ou non.
On était parti de bonne heure. Par chance, la météo annonçait un ciel clair et dégagé. Pourtant, à cause du vent, la marche s’annonçait longue et pénible. Le sommet n’était pas très élevé et partout ailleurs un homme bien entraîné l’aurait gravi en deux ou trois heures. Mais ici, tout était difficile, compliqué. Il faudrait bien le double de temps pour en venir à bout, peut-être davantage.
Vers une heure, Christian était venu me chercher. « Il faut partir », avait-il dit, et je l’avais suivi dans la pénombre jusqu’au point de rassemblement, près des mines, où attendaient déjà une dizaine de personnes. On m’offrit un café chaud que je bus avec avidité, puis Christian donna le signal du départ. Après quelques minutes, les mines et la ville avaient disparu, englouties par l’obscurité et le blizzard. À présent, nous étions seuls, livrés pour quelques heures à l’immensité blanche et noire, mais personne n’aurait songé à faire demi-tour.

Maman est morte ce matin. J’ai besoin de l’écrire pour y croire. Tout semble tellement irréel depuis que j’ai reçu le télégramme de Mathilde : « Paul, c’est fini. Nous t’attendons. »
Maman est morte ce matin. Maman est morte.
Je me suis jeté sur le lit en pleurant, comme un gamin. J’ai une boule dans le ventre. J’ai envie de vomir.

Le vent s’est un peu calmé. Pour autant, il serait idiot de se réjouir : la route est encore longue jusqu’au sommet. Nous avançons en silence, car le froid aurait tôt-fait de nous geler si nous ouvrions nos capuches. En outre, pour ne pas nous perdre dans l’obscurité, nous marchons en file indienne. Devant moi, il y a la silhouette de Suzanne. Elle avance péniblement dans la neige molle et a manqué tomber plusieurs fois. Christian ferme la marche derrière nous. Je me retourne parfois pour le voir. Sa haute silhouette noire me rassure.

À la gare Saint-Jean, j’ai pris le premier train pour La Rochelle. Il venait à peine de partir quand je me rendis compte que je n’avais pas prévenu Mathilde de l’heure de mon arrivée. J’avais une certaine appréhension à la revoir après toutes ces années, mais je n’y pensais pas trop pour l’instant. On verrait bien le moment venu.
Je me laissais bercer par les da-dams monotones du train qui m’emportait. Par la vitre, la Charente faisait défiler des paysages familiers. Il y aurait Jarnac, puis Saintes et Rochefort. La campagne aurait bientôt cédé le pas face aux falaises escarpées de l’Atlantique. Au large de Fouras, peut-être apercevrai-je ce fort gris qui me faisait déjà rêver enfant, comme une île déserte ou comme une prison d’où s’échappaient parfois les monstres qui peuplaient mes nuits. Je vis alors le beau visage de maman penché sur moi. Elle semblait si petite assise au bord du lit, dans sa chemise de nuit bleu pâle. Elle caressait doucement mon visage pour me calmer.
J’étouffai un sanglot dans ma gorge et je sortis précipitamment dans le couloir pour fumer.

Nous avons fait une halte de quelques minutes. Un gros rocher nous fournit un abri idéal et nous en profitâmes pour boire un peu tout en mâchant les curieux biscuits préparés par Éva, la femme de Christian. Il ne fallait pas trop nous attarder si nous voulions être à l’heure. Sans compter que la roche, si elle nous protégeait du vent, n’était qu’un rempart dérisoire face aux assauts du gel. Nous repartîmes donc.
Comme l’avait promis la météo, le ciel se dégageait peu à peu. Bientôt, sur un coin de ciel étoilé nous aperçûmes la crête où nous allions. Cette vision un peu irréelle, plantée au beau milieu des glaces bleues, me sembla émouvante. Je me sentis comme réchauffé par un espoir soudain. Sans nous être concertés, je remarquai que notre pas se faisait plus rapide : à ce rythme, dans deux ou trois heures nous serions au sommet.

« Je ne pourrais pas… »
Tandis que le train se rapprochait de La Rochelle, je me rendis compte que je ne supporterais de la voir ainsi. Je me sentis lâche et j’essayai de me raisonner. Je pensais à Mathilde qui m’attendait là-bas, à Jacques qui y serait sans doute aussi. Mais rien n’y fit. J’étais submergé par une vague d’angoisse et de tristesse qui, comme une lame de fond, remontait de mon cœur et noyait tout. Dans chaque détail connu du paysage, dans chaque visage de femme croisé, je revoyais son visage à elle, comme un vivant visage de mon enfance à laquelle je ne pouvais renoncer. Dans le couloir central, une femme passa encombrée de bagages, qui portait son parfum. J’étouffai.
Le train ralentit, puis s’arrêta. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Sur le quai, les haut-parleurs annoncèrent : « Chatellaion-Plage, trois minutes d’arrêt. » Je pris mon sac et, en toute hâte, je descendis.

Pour me donner du courage, je marmonnais de vieilles chansons dans ma capuche. Surtout, je repensais à ces deux derniers mois, à l’angoisse perceptible dans les visages fermés, à la mauvaise humeur qui était devenue notre lot commun, au désespoir latent que nous ressentions tous. C’était bien pour cela que nous marchions à présent : pour en finir avec ces semaines de cauchemars incessants et de peur viscérale. Il fallait que tout cela cesse, et nos muscles suffisaient à présent ce voyage. En un instant, tout serait aboli. Il n’y aurait plus de peur, plus d’angoisse. Enfin le désespoir, qui était comme un dragon menaçant sur nos têtes, allait être vaincu… Je chantai doucement, mais, dans la neige, mon pas se fit plus ferme.

J’avais traversé comme en rêve les rues de la ville, marchant droit devant moi sans rien voir. Quand je sortis de ma torpeur, j’étais debout sur la plage, mon sac à la main, face à l’océan paisible. Le bruit des vagues avait suffi. Je posai mon sac sur le sable, et je restai un moment dans ce face à face tranquille avec l’immensité liquide. Il y avait quelque chose d’intime dans cet échange silencieux : les eaux de l’Atlantique, en se retirant, emportaient avec elles des lambeaux de ma peine. Ce que je n’aurais pu partager avec personne, l’océan le prenait sans questionnement inutile. Il mordait doucement dans ma douleur, comme sur les falaises, et je lui abandonnai sans résistance les morceaux de mon cœur.
Des heures passèrent ainsi sans que je m’en rende compte. Je n’avais pas même senti le froid de la nuit. J’étais resté debout un long moment puis, vaincu par une fatigue soudaine, je m’étais assis face à la mer. Il n’y avait presque pas de vent, ce qui était étrange mais ne m’étonna pas. Le ciel était couvert et, dans les nuages apparaissaient parfois des lueurs vertes. Je m’endormis alors quelques minutes, peut-être une heure, deux tout au plus, mais quand je me réveillai il faisait encore nuit. Les nuages avaient disparu, laissant paraître des étoiles. Je resserrai le col de mon manteau sur ma gorge nouée. Je repensais à maman. Je sentis mon cœur vide. J’avais faim.

« Nous arrivons. » Sans que j’aie deviné sa présence, Christian était arrivé à ma hauteur. Il avait déroulé l’écharpe qui lui protégeait le bas du visage et je devinais un sourire discret dans sa barbe rousse. Nous étions en effet sur la crête. Le vent était tout à fait tombé maintenant et, dans le ciel, d’innombrables étoiles pavaient notre chemin.
Il se retourna vers les mines puis, portant son regard à l’horizon, il dit : « Là. » Aussitôt, nos yeux se fixèrent sur le point désigné. Et, ainsi, nous attendîmes.

Dans la grisaille bleutée, il y eut une lueur orange. De longs rayons rouges déchirèrent la nuit et les étoiles pâlirent. Soudain, je fus ébloui. Un déluge de lumière s’abattit tout autour de moi, et sur moi je sentis la faible chaleur du jour. Je frissonnai. Un lourd sanglot secoua ma poitrine d’un spasme douloureux. Je protégeai mes yeux baignés de larmes de ce nouveau premier matin du monde. Sur mon visage, il y eut un sourire, et dans ma gorge un cri.