mardi 23 août 2005

Je suis le seigneur du château

Citadelle

Ils ont planté des arbres autour de leurs maisons. Des arbres qui n'existent plus, des arbres qui sont devenus des murs. Et, derrière ces murs, ils ont planté d'autres arbres, des arbres libres ceux-là — enfin on dirait — et qui semblent pousser comme les oiseaux chantent, c'est-à-dire comme ils peuvent, comme poussent de pauvres arbres affranchis dans le vent des saisons quand la saison n'est pas mauvaise.
Ceux-là bien sûr ne sont pas plus libres que la muraille végétale qui les entoure. Quand vient l'hiver, on les taille pour qu'ils n'aillent pas trop haut, pour qu'ils ne menacent pas la maison, on les voile pour qu'ils ne gèlent pas, on les traite contre les bêtes, on les bichonne… Non décidément, ceux-là non plus ne sont plus des arbres : ce sont « mes » arbres, mes arbres rêvés, ceux qui cachent la forêt imaginaire que j'ai plantée là, au fond de mon jardin, au bord d'une savane de trois ou quatre centimètres de haut selon le réglage de la tondeuse…
Derrière le mur de parpaings verts, il y a la maison. Elle est bien protégée d'ailleurs. Samedi dernier, on avait organisé un petit barbecue pour fêter l'arrivée des beaux jours. Les Martin étaient épatés. C'est vrai qu'on n'entend pas du tout la route alors qu'elle est juste là, de l'autre côté de la haie… Ah, non, on a bien fait vraiment. Et puis au moins comme ça on est chez soi.

Et c'est vrai qu'ils sont chez eux.
Dehors, le long ruban obèse et gris de la route charrie sa civilisation pétaradante et nauséabonde. Elle n'est à personne la route. C'est même pire : elle est à tout le monde, à tous les fous, les vicieux, les pédés, les ratés, les envieux, à tous les détraqués qui traînent. Elle est sale la route, elle mène partout, elle mange à tous les râteliers. Et puis elle tue. A-t-on idée de tuer le monde ? Des gens qui ne vous ont rien fait ! Elle mène partout... Ce n'est pas sérieux ! Aller partout, ça ne mène nulle part.
Dans le fond, ils ne sont pas bien méchants. Qu'y a-t-il y a dans leurs maisons ? Des enfants qui jouent, qui dorment ? Des amis de passage pour quelques heures, pour quelques jours ? Des parents peut-être ? Et tout ce qu'on ne voit pas mais qu'on devine de leur vie organique, alimentaire et affective. Et tout ce qu'on ne verra jamais, même en perçant leurs murs, de leurs joies intimes, de leurs peines, de leurs espoirs, de leurs angoisses.
C'est peut-être pour ça qu'ils font pousser des murs. Bêtement. Désespérément. Pour faire comme tout le monde et dans la crainte d'être n'importe qui. Pour qu'on ne voit pas ce que de toute manière on ne pourrait pas voir. Parce qu'ils ont peur pour les enfants qui dorment alors que la route est là. Parce qu'on pourrait surprendre en passant, comme ça, un moment de tendresse ou d'affliction, une lueur d'espoir, un sanglot, un baiser. Parce qu'il y a tous ces fous, ces détraqués qui traînent... Parce que l'arbre qui n'existe pas c'est aussi cet homme qu'ils amènent au bureau le matin, brossé, peigné, cravaté, ciré, bien lisse, bien propre, bien droit, et qui est tellement différent de l'autre, de celui qui respire, celui qui sent, celui du hamac du dimanche entre les baobabs rêvés, pendant que Christine prend le soleil sur le transat en veillant du coin de l'œil sur les enfants qui jouent.

Vivre ailleurs ? Quelle idée ! Et pourquoi faire ? Pour aller où ? C'est le paradis ici… On n'entend pas du tout la route.

Marcher le long des citadelles d'Alan.

Amour et printemps



J’aime les gares oubliées comme j’aime les épaves des bateaux ou les immeubles condamnés. Je les aime parce que dans l’air, sous les marquises, je devine l’empreinte des baisers aux soldats, le mouvement des mains agitant des mouchoirs, les larmes des départs et, dans le meilleur des cas, celles des retrouvailles. Je les aime parce que sur le quai, où poussent désormais des herbes folles, mêlées aux cris des bêtes et aux coups de sifflet, les joies et les peines en allées résonnent toujours, lointaines, comme une valse de salon sur le pont briqué du Normandie.
Il y a là, comme dans les eaux du port de New York, des ombres qui ne veulent pas mourir tout à fait et qui attendent, silencieuses et sages, la promesse d’un voyage. Voyage au long des flots, au bout de rails rouillés devenus inutiles, mais qui les conduiront où conduisent les rails, où vont les fleuves : au cœur des villes où sont les Hommes et leurs bêtes, les larmes et les mouchoirs, les joies et les baisers.

Visiter les gares oubliées de Pascal.