dimanche 25 novembre 2007

Montre en main

Je n'écris presque jamais sur ma vie quotidienne. Sans doute n'est-elle pas moins importante que celle de n'importe qui, mais elle ne l'est à coup sûr pas davantage. Peut-être n'est-elle seulement pas aussi riche, ni aussi trépidante que celle de certains. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre puisque, au bout du compte, cette vie-là, c'est celle à quoi j'ai consenti, celle que j'ai construite et, qu'il me plaise ou non de le penser, celle que j'ai choisie. Chaque jour y ressemble à s'y méprendre à celui qui le précède et les seules véritables variations qu'on y peut observer tiennent aux circonstances plus qu'à ma volonté. Si je n'en parle pas, ce n'est pas par souci de discrétion. C'est juste que je ne sais pas raconter les choses ordinaires, et que ce type de récit qui peut me captiver chez d'autres, lorsqu'il touche ma propre existence, me semble de bien peu d'intérêt.

Une journée-type se déroule comme suit.

La radio se déclenche une minute avant le journal de 7 h 30 de France Inter. Malgré cette précaution, je ne me réveille pas avant 7 h 40. Sitôt sorti du lit, j'allume une cigarette et je descend au séjour ouvrir la porte qui donne sur la cour afin que l'employée de maison, qui arrive aux environs de 7 h 45, puisse entrer. Je remonte alors à l'étage où, après avoir rêvassé dix bonnes minutes, je fais ma toilette et je m'habille. Je redescends alors prendre mon petit-déjeuner et mon comprimé de Paroxétine. Il est à peu près 8 h 20.
Vers 8 h 45, soit avec quinze bonnes minutes de retard, j'arrive à l'imprimerie où j'adresse un bonjour maussade à mes frères (dont la moue indique clairement que je suis en faute) et à mes collaborateurs. La matinée se passe en travaux divers, cafés et pauses cigarette.
À 12 h 30, je rentre déjeuner à la maison. Le cas échéant, je fais un détour par le centre ville pour aller chercher ma mère qui m'aura immanquablement prévenu à 12 h 20. Le repas est pris en quinze minutes, en écoutant Le Jeu des mille euros, toujours sur France Inter. À 13 h, je monte m'allonger jusqu'à 13 h 50. J'écoute de la musique pour ne pas m'endormir. Parfois, quand la saison est fraîche, la chatte vient se lover contre moi.
Après un café rapide, je retourne à l'imprimerie. Il est 14 h 03. L'après-midi se passe en travaux divers, cafés et pauses cigarette. Parfois, quelques conversations avec mes collègues émaillent la journée. Il y est surtout question de politique locale ou de faits divers.
À 18 h 30, je rentre à la maison. Depuis l'accident cérébral de papa, nous dînons tôt (vers 19 h 30), ce qui lui permet de regarder ensuite les actualités nationales sur France 2. Quand il a terminé, j'aide maman à le coucher.
Je ne commence à m'appartenir vraiment que vers 21 h, heure à laquelle je m'affale devant la télévision ou, plus souvent, devant l'écran de mon ordinateur. Là, je discute de choses essentielles avec quelques personnes de qualité qui, pour finir, vantent mon humanité et s'accordent d'ordinaire à me donner raison. Il est enfin 23 h 15 et je téléphone alors à mon compagnon qui vit à 200 kilomètres de moi. Je suis triste.
C'est l'heure du coucher. Je fume une dernière cigarette avant la toilette du soir, puis je m'allonge sous la couette en attendant, souvent longtemps, de m'endormir.

Voilà. Il y a bien sûr quelques variantes le week-end, avec des courses dans les magasins, à la pharmacie, ou des visites chez le coiffeur, une expo photo de temps à autre (une association locale en propose de remarquables), presque jamais de cinéma. Il y a aussi quelques passages chez les trop rares amis qui vivent encore ici. Ceux qui sont partis ont peut-être pensé qu'ailleurs ce serait différent… Je crois surtout que le principal charme des ailleurs est de ne pas être ici.
Mais moi, avec mon réveil réglé sur 7 h 29 et le coup de fil triste de 23 h 15, est-ce que je ne suis pas ici à l'ailleurs de partout ?

dimanche 18 novembre 2007

Mastic



« L'Empire des signes

En créant un « espace » d'échanges affranchi des limites physiques de la matière et du temps, Internet a imposé la nécessité d'une nouvelle géographie. L'outil est devenu l'endroit, et de la masse incroyable des câbles et des machines a émergé un nouveau continent, un supra-continent qui est aussi un nouvel empire. Là, le matin et le soir n'ont pas davantage de sens que le kilomètre ou le gramme ; le soleil ne se couche pas plus que la nuit ne prend fin. Les lois qui régissent l'univers sont ici sans objet.

Il aurait fallu inventer un nouveau langage pour décrire ce monde qui, précisément, n'en est pas un. Au lieu de cela, par facilité — par mimétisme, nous avons choisi d'imposer les codes de notre réalité à celle des machines : les écrans ont désormais des bureaux, les fichiers ont un poids, les ordinateurs ont des adresses… Ainsi, l'avènement du réseau mondial devait également être la dernière colonisation du XXe siècle : celle du continent numérique. Une colonisation propre, sans cris, sans protestation, sans odeurs de cadavres, mais animée de la même volonté pseudo-civilisatrice de domination des consciences, puisque Internet impose partout les mêmes gestes, la même réalité, la même culture.

Comme toujours, le maléfice est enchanteur et la perception l'emporte sur la vérité. On décrit volontiers le réseau comme un espace libertaire et chacun croit tenir à sa disposition un outil lui permettant de manifester sa singularité ou de promouvoir sa culture. Mais quelle singularité peut-on manifester quand on fait comme tout le monde, avec les mêmes outils que tout le monde, avec les mêmes contraintes ? Et quelle autre culture peut-on mieux promouvoir par Internet que celle d'Internet lui-même ? »


J’en étais là de ce texte compliqué à construire, lorsqu’une terrible tristesse s’abattit sur moi. Pour qui étais-je en train d’écrire ? Pour qui cela serait-il important ? Si c’était pour moi, quel besoin avais-je de rédiger avec acharnement ce qui était parfaitement clair dans mon esprit ? Était-ce pour partager mon point de vue ou en garder la trace ? Ç’eût été me donner bien de l’importance. Était-ce pour me donner de l’importance ? Ç’eût été bien vain.

Les gens qui lisent mes textes sont toujours un peu les mêmes : ils savent à quoi s’en tenir. Ils connaissent cet amour maladif des adverbes qui est la marque visible de ma maniaquerie, ce qu’avec mansuétude on appelle « un esprit exigeant ». Ils savent comment opère ma séduction, dénonçant le mensonge et méfiante des artifices, mais sournoise et pénétrante, pétrie de jolies phrases et de bons sentiments.

Je me sentis comme foudroyé par la vanité de ma tâche. Amené, une fois de plus, à décrire l’intangible inhumanité des Hommes, je fus réduit au silence par l’impossibilité de m’y soustraire et de la combattre. Il m’apparut avec une évidence plus grande encore que je ne pourrais pas gagner, ni contre moi-même, ni malgré les autres, que rien ne saurait plus empêcher le désastre à venir, et certainement pas ma voix infirme dont les maigres talents dissimulent bien mal la lourde insignifiance.

Je me sentis mécontent de moi-même, de mon incapacité à peser sur le réel, de ce brouillard de mots qui s’appliquait moins à convaincre qu’à camoufler mon inutilité. Je me sentis laid comme jamais, misérable et vain, trop orgueilleux dans mon silence pour y être véritablement humble, trop anéanti dans mon orgueil pour ne pas être silencieux. Je me sentis seul car tu n’étais pas là, et dans l’œil du chagrin qui m’emporta soudain, je m’avisai que j’étais nu.

mercredi 14 novembre 2007

This Love Affair

Je n'aurais jamais cru que quelqu'un que j'ai si peu connu, si mal connu, puisse me manquer à ce point. Je n'aurais jamais imaginé que j'aurais tant de mal à tourner la page de ce qui ne fut pas même une histoire.

Que restera-t-il de tout cela ? Le souvenir d'une journée, d'un rhume, d'une longue promenade à travers des rues dont j'ai presque oublié les noms. Quelques conversations, à peine une confidence ou deux, des mots infiniment ordinaires qui avaient achevé de me persuader que tu étais mon ami et que, quoi qu'il advienne, tu le serais toujours.
Alors je t'ai aimé. Tu ne m'as jamais donné l'occasion de te le dire, de te convaincre que c'était vrai, simplement vrai, qu'il n'y avait rien de désespéré dans cet amour-là, rien d'illusoire, que c'était juste là, comme ça, que chaque jour ma première pensée du matin était pour toi et chaque soir, comme ce soir, comme alors, mon premier rêve.

Est-ce que je dois te raconter les heures de ton silence et combien il m'a fait souffrir ? Je ne suis même pas sûr que tu y croirais, que tu voudrais y croire, que tu voudrais vivre avec ça. Et puis je ne vois plus bien l'utilité de t'embarrasser avec ça. Ça changerait quoi ?
J'aurais voulu que tu meures. Pas vraiment bien sûr, pas comme au cinéma. Je voulais tuer le souvenir, ce caniveau de mémoire où tu m'avais quitté. J'étais malheureux. Ça n'avait pas grande importance que tu ne m'aimes pas — le contraire m'aurait surpris. Mais je n'aurais jamais cru que tu puisses si bien, si totalement m'anéantir, m'effacer de ta vie, de ton cœur et du monde parce que je t'aimais. Ça non, je ne m'y attendais pas. C'est pour ça que ça m'a fait si mal et si profondément. C'est à partir de là que j'ai voulu ta mort.

Est-ce qu'on décide ce genre de choses, aimer, oublier ? Tu vois, je n'ai pas pu m'y résoudre. J'ai continué la promenade seul. Un autre bus, un autre amour s'est présenté. Je suis monté et je me suis assis. Je pourrais dire que je pardonne, que l'eau et le temps ont passé. Mais je ne vais pas te mentir : je ne l'ai jamais fait. Oui je t'en veux, aussi terriblement que j'ai souffert. Je regrette un ami que j'avais, que je croyais avoir. Je regrette son rire ridicule, sa brusque drôlerie, son regard perçant et juste, jusqu'aux enfermements de ses heures mauvaises. Je regrette le « Écoute, je t'apprécie beaucoup mais, je suis désolé, ça va pas être possible » que tu m'aurais dit, et on en serait resté là. Et tout serait redevenu comme avant. Comme quand on regardait les mecs en costard qui frimaient en passant devant la gare du Nord. Comme quand tu me dévisageais dans le RER la première fois. Comme quand on marchait sur le cours de Vincennes (ça me revient), côté nord, à l'opposé de la rue du Rendez-Vous.

dimanche 4 novembre 2007

Titanic



Démocratie : le mot est tellement gros qu'ils en ont plein la bouche. La démocratie est devenu le dernier jouet à la mode autour duquel se rassemblent tous les populismes : celui de l'administration néo-conservatrice américaine qui voit en elle un remède à l'instabilité du monde, celui de la droite française qui tient une victoire pour un blanc-seing, celui des blogueurs qui usent la liberté d'expression jusqu'à la trame du néant, celui de la télé-réalité qui donne à croire aux spectateurs que leur mauvais goût les autorise à distinguer entre les médiocres. Et tant d'autres fous, plus ou moins dangereux, qui bâtissent leurs empires sur le sable des émotions collectives, bien plus malléable mais tellement plus instable que le ciment de la raison.

La vengeance devient justice, le désir amour et la colère détermination. Les mots perdent leur sens et se confondent, ouvrant une brèche sur le terrible. L'humanité ne déçoit pas : avec elle le pire est toujours certain.

Les démocraties modernes sont devenues des dictatures molles dont l'opinion est le tyran. Un tyran manipulable à loisir, dont il suffit de flatter le sens des responsabilités ou d'agiter les peurs pour en obtenir ce qu'on veut. Les mauvais parents font de bons gouvernants, les ruraux enclavés des experts en matière d'immigration. Au nom de l'égalité, on place sur un même pied l'avis du savant et celui des imbéciles, excitant chez les seconds — de loin les plus nombreux — la haine des élites. L'expérience individuelle est valorisée aux dépends de la connaissance, l'impression et le sentiment aux dépends du savoir. Pour ne laisser personne sur le bord de la route, il est au fond tellement plus simple d'y mettre tout le monde.

La démocratie telle qu'on l'entend aujourd'hui n'est pas un régime politique. Elle se résume à être l'outil de l'expression populaire. Elle n'est porteuse d'aucune des valeurs fondamentales sans lesquelles son exercice se résume à un choix conduit par la seule émotion, par le seul instinct. Elle est devenue, selon le mot célèbre de Churchill, « le pire des régimes », un régime sans âme où la distance et l'analyse n'ont plus leur place, où seule compte la réactivité, où le personnel politique n'est plus jugé sur sa capacité d'anticipation mais sur son adhésion au réel, où les programmes de télé-réalité initient les masses aux vertus du licenciement sec, où Internet suffit pour avoir une tribune et avoir un avis pour être compétent. Un régime où tout ce qui est complexe paraît suspect, où les libertés individuelles sont devenues les ennemies de la sécurité et de la paix sociale, où les communautarismes, derniers refuges de l'irrationalité, divisent et séparent les hommes, créant autant de distinctions dangereuses et mortifères. Mais une société qui privilégie ainsi l'instantanéité sur l'effort, la peur sur la curiosité, le sentiment sur la sagesse, cette société-là ne mérite peut-être pas de survivre. Quelle importance après tout, si nous coulons tous ensemble ?

jeudi 1 novembre 2007

À vendre

En parcourant mes archives, j'ai retrouvé ce texte écrit il y a près d'un an et demi. À cette époque solitaire, je songeais pour la première fois à m'inscrire sur un site de rencontres. Pour bien faire, il fallait rédiger en quelques lignes un portrait destiné à se présenter. D'emblée, je me rendis compte qu'il serait imprudent d'y mentir : si j'étais amené à rencontrer l'une ou l'autre des personnes qui ne manqueraient pas de me contacter, toute imposture serait vite dévoilée. Il fallait donc d'être sincère, je voulus faire davantage : il ne suffisait pas de ne pas mentir, encore fallait-il ne rien dissimuler.

Maquettiste sur écran en imprimerie, passionné de théâtre, de cinéma, de musique et de poésie, je cherche l'homme qui pourrait partager ma vie dans le cadre d'une relation fondée sur la fidélité, la complicité et le partage. D'humeur changeante et volontiers mélancolique, désespérément non sportif, j'aime les rapports humains simples et les conversations serrées.

L'accident vasculaire cérébral de mon père, il y aura bientôt 10 ans, m'a conduit à rester auprès de mes parents afin de prendre soin d'eux. Ce choix que j'ai fait seul, sans subir aucune pression de la part de mes proches, a eu pour conséquence de me priver d'une vie personnelle et affective dont j'ai cru, à tort, pouvoir me passer sans en ressentir le manque. Sur le plan professionnel, au terme d'études me destinant à une carrière d'enseignant, j'ai dû me résoudre, toujours par souci de proximité (et sans doute aussi par facilité), à intégrer l'entreprise familiale dirigée par mes frères. J'y occupe, pour un salaire défiant toute concurrence — et toute raison —, l'emploi de maquettiste sur écran assorti des fonctions de responsable informatique... Après 8 ans, je peux dire sans craindre de me tromper beaucoup que, bien que je nourrisse toujours à leur égard une affection réelle, travailler avec mes frères a été, de loin, la décision la plus désastreuse de toute mon existence, entraînant un climat familial délétère et occasionnant de nombreuses tensions. L'éloignement de mes amis les plus fidèles ne m'a pas permis de trouver, dans leur soutien chaleureux, l'équilibre émotionnel qui me manquait et c'est tout naturellement que mon caractère s'est assombri au fil des ans, me plongeant peu à peu dans une forme de mélancolie chronique proche de la dépression. Passionné de poésie, de théâtre et de musique classique, je participe depuis quelques temps à un atelier de pratique théâtrale qui me procure à la fois un grand plaisir et un mieux-être évident. Je m'intéresse également à la photographie (de nombreuses expositions de qualité sont proposées par une association locale) et, de temps à autres, répondant à un besoin urgent de partager une pensée ou un sentiment, il m'arrive d'écrire. J'y ai d'ailleurs plus de succès qu'à l'oral où ma timidité naturelle m'empêche d'exprimer clairement mes émotions. Au final, je dirais de moi-même que je suis un individu infiniment ordinaire, dont l'aspiration au bonheur, bien que primordiale, ne l'est pas moins.

Abordons la question qui fâche... Autant être parfaitement honnête : sans être définitivement repoussant, mon physique n'a rien d'avantageux et ne répond en rien aux critères médiatiques et sociaux. Je suis corpulent (un peu plus de 100 kg) et ce surpoids me cause de nombreux complexes. Je suis assez grand (1,78 m), blond, avec un regard attentif et un visage qu'on s'accorde à reconnaître jovial et expressif (le côté jovial est soumis à de sérieuses réserves et tient sans doute autant aux circonstances qu'à ma rondeur). Je n'aime pas mes mains, courtes et grasses, dont on ne distingue pas le réseau veineux. N'ayant ni torse puissant, ni muscles abdominaux apparents à mettre en évidence, je ne ne m'épile pas comme font certains hommes. Il faut croire que je ne suis pas un bon exemple de la modernité, comme l'indique mon style vestimentaire. J'use souvent mes vêtements jusqu'à la trame avant que me vienne l'idée d'en changer. J'ai d'ailleurs horreur du shopping que je considère comme une perte de temps. On aura compris que je ne m'aime pas beaucoup et que, dans cette optique, toute tentative de ma part pour me le dissimuler s'apparente à un mensonge. Je n'aime pas les mensonges.

Je ne cherche rien de très extravagant. Mon idéal de bonheur est, somme toute, d'une grand simplicité et mon fantasme le plus violent consiste d'ordinaire à m'imaginer, au terme d'un pique-nique au bord de l'eau, dormant dans l'ombre des arbres, la tête posée contre la poitrine de celui que j'aime, ou — c'est une variante — le regardant dormir, paisible, et sentant sa poitrine se soulever doucement sous ma main. Voilà pour la rêverie. Pour le quotidien, je souhaite seulement rencontrer un homme dont l'amour que j'aurais pour lui s'inscrive dans le cadre d'une relation durable, faite d'échange et de partage. Je ne cherche pas quelqu'un qui me complète, mais quelqu'un qui me comprenne, quelqu'un qui soit simplement là pour moi et pour qui je serais là également sans qu'il soit question pour autant d'interdépendance. D'un point de vue purement pratique, il serait sans doute souhaitable qu'il n'habite pas trop loin de mon lieu de vie. Si mon objectif est de vivre à présent la vie dont je me suis trop longtemps privé, l'abandon des miens, au moment où ils ont le plus besoin de moi, n'est ni envisageable, ni même seulement négociable. Je n'ai jamais pensé que l'égoïsme soit un préalable au bonheur, bien au contraire. Voilà. Si, en dépit de ce tout ce que j'en ai dit, vous persistez à vouloir me connaître, vous savez ce qui vous reste à faire.

jeudi 27 septembre 2007

Les Lego

Il m'arrive parfois, comme ce soir, de penser aux choses que je ne peux pas dire, même ailleurs, même ici. À toutes ces choses qui, sans me tourmenter véritablement, agitent mon esprit, créant ça et là des coins d'ombre où j'ose à peine m'aventurer. Des questions sans réponses aux mouvements confus d'un cœur aimant, de l'altruisme enviable à l'égoïsme secourable, de l'exaltation romantique du sentiment à la force admirable de la chair… Tant de choses sur lesquelles ma pensée met les mots que ma main se refuse à écrire. Tant de choses si véritablement intimes qu'il faudrait pour les dire se résoudre à déchirer la part de soi qui les sépare du monde.
Ici, la raison, le rêve et l'émotion bâtissent de monstrueuses chimères. Ici, il n'y a pas d'interdiction, pas de blasphème. Il est, dans le secret de l'âme, un endroit de liberté guerrière, terrible et ravageuse, gourmande de tout et de tous, unissant dans une même extase la jouissance et l'horreur, le beau et l'ignoble, ignorante de la morale, de la loi, du refus, pure enfin de tout vice autant que de toute vertu.
C'est ma part du Royaume, une part discrète où créer mes propres mondes, à nouveau libre enfin de cette connaissance du mal sans laquelle tout redevient possible, imaginable et pur. Tel que j'étais enfant, dieu des fourmis et des Lego, arrachant les ailes des mouches et agaçant les chats, reniflant des éthers qui m'étourdissaient, bâtissant des châteaux dans le seul but de les détruire.
Il n'y avait dans tout cela pas une once de vice. Rien d'autre qu'une insatiable curiosité et qu'un plaisir intense que n'avait pas encore souillé la morale commune. Des bêtises. Une enfance ordinaire. Les fourmis du dimanche et les Lego sur le palier.

dimanche 9 septembre 2007

À la promenade



Elles marchaient à une dizaine de mètres devant nous. L'après-midi avait été clémente et, après avoir terminé la rituelle partie de cartes, nous étions convenus d'aller prendre l'air vers le sous-bois. La promenade était courte, mais la route convenait parfaitement au fauteuil de mon père et aux jambes instables de ma mère. Ma tante nous accompagnait.
Quelques panaches de brume accrochés aux crêtes annonçaient un soir gris mais, pour l'heure, le ciel était encore clair et les rayons du soleil à travers les branches des chênes projetaient des jeux de lumière sur l'asphalte bleuâtre.
Nous étions déjà sur le chemin du retour.
Je poussais doucement le fauteuil, silencieux, n'ouvrant seulement la bouche que pour m'assurer du bien-être de mon père. Ma tante, qui n'avait pas quitté son tablier de cuisine, et ma mère, appuyée sur sa canne, ouvraient la marche en causant.
Je ne prêtais guère attention à leur bavardage lorsqu'une phrase me sortit de la rêverie où j'étais plongé. De sa voix suraiguë, ma tante dénonçait avec dégoût les orgies auxquelles se livrent les jeunes gens l'été, sur la côte — elle y possède un appartement —, et tout particulièrement « les hommes entre eux ». Elle avait insisté sur ce détail, sordide entre tous, et ma mère n'avait pas bronché.
Sur le moment, j'étais estomaqué. J'avais l'impression qu'on venait de me gifler sans raison. Je pensais réagir, expliquer, mais je renonçai presque aussitôt. Ma tante a 80 ans. Bien qu'elle soit en pleine forme, il ne fait aucun doute qu'elle va bientôt mourir. À quoi bon l'émouvoir inutilement ? À quoi bon dire à quelqu'un qui ne veut, qui ne peut pas entendre, que tous les hommes « entre eux » ne s'adonnent pas à des orgies et qu'il en est, près d'elle, qui vivent un amour ordinaire, sans frasques, sans fêtes, sans débauche, avec des problèmes de fins de mois difficiles, des factures et des fleurs ?
D'ailleurs, je ne me suis pas senti blessé par sa remarque. Elle ne me concernait pas. Ce qui m'a profondément blessé, c'est le silence plein de honte de ma mère. Pas ma mère elle-même, mais ce silence où je l'ai vu tomber, le regard de côté, s'intéressant précipitamment aux fougères du talus pour se donner une contenance, tandis que ma tante, imperturbable, poursuivait en toute innocence son babil nauséabond. Je dis « en toute innocence » car ma tante est ainsi : bonne et brave, joyeuse et colérique, profondément négligente de l'impact que ses propos peuvent avoir sur son entourage, mais incapable d'être méchante à dessein. Nous avons donc poursuivi notre promenade, à quelques mètres l'un de l'autre.
Dans l'ombre légère des chênes, ma mère avançait à pas lents. Papa fit signe qu'il avait froid. Nous étions presque rendus.

dimanche 2 septembre 2007

Belle raison

C'était facile. Un coup de talon sur le gravier, assez violent tout de même pour être sûr de ne pas la rater, et c'était tout. J'étais assis en train de fumer quand je l'ai aperçue qui courrait se cacher sous un caillou : une scutigère véloce, grisâtre, presque transparente sous le soleil, mais dont la vue me remplit aussitôt de dégoût. Alors je l'ai écrasée, comme ça, d'un coup de pied parmi les pierres, bien fort, sans faire de détail, sans penser à rien d'autre qu'à tuer, vite et aveuglément. Après, je me suis rassis sur le banc et j'ai terminé ma cigarette en regardant vers l'endroit où je venais de frapper, attendant pour m'assurer de sa mort la fin des spasmes qui agitaient encore les membres ciliaires du petit animal.
Qu'est-ce que j'ai pu tuer comme bestioles ! Des araignées surtout, des moustiques. Je n'aime pas ça les araignées, particulièrement les grosses, les noires, celles qui traînent dans les greniers et dans les chambres en été, quand on a laissé la fenêtre ouverte pour rafraîchir un peu. Ça me surprend toujours quand j'en trouve une sur le mur dans la pénombre. Les araignées, comme la scutigère, me dégoûtent violemment. Bien sûr, je ne suis pas le seul dans ce cas. La plupart des gens font pareil : une araignée sur le mur, on saisit le premier journal qui traîne, on s'approche avec crainte et précaution, on frappe, c'est tout. C'est simple.
Ce qui me gêne après coup avec ma scutigère morte, c'est l'absence de raison à mon geste. L'animal ne représentait aucune une menace pour moi : les scutigères ne mordent que rarement et encore leur venin est-il sans conséquence pour un homme ordinaire. Au contraire, loin de vouloir m'attaquer, elle cherchait à s'enfuir, à trouver un abri frais et humide où se faire oublier. C'est comme ça les scutigères, fragile et donc craintif, prompt à se dissimuler pour qu'on leur laisse vivre leur petite vie d'arthropode, d'ombre et de discrétion.
Son apparition soudaine m'a effrayé et c'est pourquoi je l'ai tuée. Elle était laide. En une fraction de seconde, mon cerveau a décidé sa mort, mes jambes m'ont soulevé, transporté jusqu'à elle et mon pied a frappé. Je n'ai pas réfléchi.
Les gens croient toujours que la vie est compliquée, mais ils se trompent. La vie est extrêmement simple, peut-être trop pour être honnête. Ce qui la rend compliquée, c'est la perception que nous avons des événements et la justification de nos actes par leurs circonstances. « Je l'ai tué parce que… Je l'ai baisé parce que… » Il faut toujours tout expliquer, tout maquiller. La réalité, au fond, est toujours décevante. Il vaut alors bien mieux se garder sous le coude une bonne raison, une belle raison prête à transfigurer la médiocrité du réel, à rendre romanesque l'acte le plus sordide. « Il m'a fait peur… Elle me chauffait terrible… J'étais comme fou… » La vérité se dilue dans le fantasme de soi comme du sirop dans l'eau de Vichy. Souvent, on a pas réfléchi. On a juste été le plus fort, le plus brutal, le plus soudain. Il n'y a pas de bonne raison. Il n'y a que les secrets mensonges qu'on se murmure, auxquels se raccrocher pour éviter d'attirer la lumière sur la laideur qui cherche à se cacher. Il n'y a plus que des mensonges et des larmes, les jours fastes. Il n'y a plus que 1933.

dimanche 19 août 2007

J'ai piscine



La vérité, c'est que je cherche quelqu'un à qui parler, maintenant, ce soir, et que je ne connais personne qui puisse entendre ce que j'aurais à dire. La vérité, c'est qu'il n'y a jamais personne pour entendre, personne qui soit assez disponible, assez tendre, assez compréhensif, personne d'assez inhumain pour entendre sans avoir envie de frapper, de me rappeler d'un ton sec que c'est dur pour tout le monde et que ce ne sont pas quelques larmes gâchées sur mes états d'âme qui vont changer grand-chose, que je ferais bien mieux de me bouger le cul. Pourtant je n'ai rien demandé, pas même qu'on me plaigne, surtout pas ça. Je voulais juste, histoire de voir, garder la tête sous l'eau comme quand on était gosses, sans respirer, sans autre bruit que celui de la pression dans les oreilles, les yeux ouverts, porté par les bras invisibles de l'eau chlorée. Je voulais juste un truc comme ça et qu'il y ait des bras ce soir, juste ce soir, pour me porter.
J'ai un peu l'impression de me noyer dans une grande piscine d'hommes. Tandis que je me débats, que mon cœur me tire vers le fond comme un boulet, comme un piano, je cherche vainement une oreille, un regard. C'est comme un film au ralentit, et je les vois tous là, avec leurs cœurs qui traînent et leurs bras qui gigotent. Ils frappent la surface de l'eau en espérant qu'on les sorte de là et les éclaboussures les rendent aveugles les uns aux autres. Personne ne viendra. Personne ne s'en sortira. On va juste tous glisser doucement vers le fond, et il y aura même un moment, un bref moment où on aura pas envie de remonter. Parce que sous l'eau, c'est calme. On se sent presque bien. On n'entend plus les cris, les bras qui claquent la surface et le bouillonnement de l'eau rentrée dans les gorges. Les jambes des voisins font des mouvements désordonnés et, parfois, ils cognent avec leurs pieds, sans faire exprès ou dans l'espoir de sauver leur peau en se faisant une marche de la vôtre, un petit escalier de cadavres pour respirer l'air pur. On les regarde se débattre : « Et moi, j'ai l'air de ça ? » Parce que bon, même à ce moment-là, c'est encore soi qu'on regarde, infoutu de comprendre que moi ou lui c'est pareil, qu'on est juste deux cons qui se noient et que la piscine sera encore bien pleine si l'un de nous reste au fond. Ou les deux.
Soudain, l'orteil frotte le revêtement rugueux. Sans réfléchir, on tape, on remonte vers la lumière qui danse à la surface. Mon voisin me sourit. Arrivé en haut on respire un grand coup et on recommence. Au même endroit, avec les mêmes personnes, les mêmes vaines gesticulations. Parce que là haut, il n'y a pas de bras pour nous sortir du bain, personne pour entendre nos cris. C'est dur pour tout le monde. C'est bien pourquoi tout le monde s'en fout.

mardi 14 août 2007

Message de service

Plusieurs lecteurs ayant laissé des commentaires sur ce blog se sont étonnés de leur non publication. Je tiens à les rassurer sur un point : ce n'est pas de mon fait. Il se trouve seulement que, pour une raison dont je cherche encore la cause, aucun de ces messages ne m'est parvenu. En attendant de trouver une solution à ce problème, j'invite donc tous ceux qui le souhaiteraient à m'adresser leurs commentaires, remarques et/ou suggestions à l'adresse suivante : thelair@mac.com. Merci de votre compréhension.

Le problème semble avoir été corrigé.

dimanche 1 juillet 2007

Futur antérieur

Moi, tout ce que je voulais, c'était que tu sois sur les photos de vacances et qu'il y ait nos deux noms sur la porte. Je voulais juste ça, t'écouter me raconter ta journée pendant le repas du soir, nous chamailler pour la télécommande et te sentir blotti contre moi quand le héros serait en danger, ouvrir une bouteille de vin, comme ça, et la boire en sauvages en discutant de riens, danser parfois, sentir ta poitrine contre la mienne, tes bras autour de mon cou, et sourire à la courbure de tes sourcils quand tu dors, marcher dans la rue, contre la pluie, en relevant nos cols, et entendre ton rire quand nous arriverions trempés, ton rire de gorge, aigu et clair, tenir ta tête sur mes genoux et la caresser longuement quand tu serais triste, parler de la banque et de ce prêt qu'on en finirait pas de rembourser, des cartes de vœux en retard et de l'invitation pour samedi soir, imaginer un enfant que tu serrerais en me regardant, qui te ferait pleurer en t'appelant papa et pour lequel j'inventerais des histoires, et puis te voir vieillir sûrement près de moi dans l'espoir lâche de partir le premier et de ne pas avoir à te survivre, et vivre, au jour le jour, le miracle ordinaire de ta présence et des portes qui s'ouvrent sur ton sourire.
Il y aurait eu des voyages, quelques séjours chez des amis, des fins de mois difficiles et le cadeau à trouver sur la liste de mariage de Rachel et Fred. Il y aurait eu les nuits et tu m'aurais enfin appris à m'aimer. J'aurais senti la légèreté de ton corps et la douceur de mon plaisir dans ton contentement, et tu te serais endormi comme un ange repus, ta queue contre ma cuisse et ta main sur mon cœur. Il y aurait eu tous les matins, nos petits-déjeuners en tête-à-tête, la dispute pour la salle de bain et le linge que j'aurais laissé traîner. Et puis, ce jour-là, je t'aurais regardé partir en me disant soudain que, peut-être, c'était la dernière fois. Alors, je t'aurais rattrapé dans l'escalier et tu m'aurais trouvé un air bizarre. Je t'aurais embrassé, je t'aurais serré contre moi et je t'aurais dit que je t'aime, que je voulais juste te dire ça. Et tu m'aurais regardé en souriant, d'un air qui cherche à comprendre. Comme ça. Je voulais juste te dire ça.

6e sens

Au moment où j'ai fermé les yeux, je les ai tous revus mes morts, et, tandis que je n'arrivais pas à détacher mon esprit d'une expression de son regard, je me suis mis à pleurer.
J'ai bien compris le principe de la mort et qu'elle est sans retour, sans lendemain et qu'aucune porte ne s'ouvrira jamais plus sur leur venue. Sans doute est-ce sur cela que j'ai pleuré, sur cette autre certitude placée à côté de la connaissance de ma propre fin, sur la douleur infinie de l'impossible retour, sur la violence de sa réalité. De l'avenir, je ne saurai rien d'autre que cela : ma mort m'attend, aussi patiente qu'inexorable, et le reste du chemin jusqu'à elle je devrai le faire sans vous. Je sais aussi que ce qui reste de vous autres à présent, c'est ce qui restera de moi : une pensée parfois aux anniversaires, une image dans le soir que le temps affadit et dont, au bout du compte, on ne sait plus si elle est un souvenir ou le souvenir d'autres images sur l'album. On oubliera ma voix et l'éclat qui faisait vibrer mes yeux quand je riais. Un jour même, on oubliera mon nom. Je n'en ressens aucune amertume : c'est la règle et je la respecte.
N'empêche que c'est un jeu de con et que, dans le lit où s'agitait mon désespoir hier, je me disais que j'aurais bien donné cinq ans de ma vie triste pour caresser ses mains encore quelques instants, pour sentir ses baisers enfouis dans mes joues rondes. J'ai peut-être été trop aimé pour trouver l'aventure amusante. L'amour est grave. Dire qu'un jour je me persuaderai que tout cela a trop vite passé !

jeudi 5 avril 2007

Chut !

Me voici donc entre chien et loup, à la limite où la volonté de dire marque le pas face à l'indicible, au lieu précis où la pensée renonce à s'incarner. Non que les mots soient absents ou qu'ils soient vains à décrire les mouvements qui agitent mon esprit et mon cœur. En dépit de leur imperfection et de mes efforts pour les contraindre, je me suis résigné à eux, à leur imprécision, à leur violence. J'ai même appris à me satisfaire parfois de leur encombrante fidélité. Ce qui me réduit au silence, c'est autre chose qu'une phrase impossible. C'est l'effroi d'une certitude et la crainte d'un cœur où je n'habite pas. C'est la terreur de la conséquence.

Il y a des choses qu'on ne dit pas pour la seule raison qu'on ne doit pas les dire. Non pas que la morale s'y oppose : dans ses circonvolutions intimes, la pensée fait peu de cas de l'éthique. C'est juste que les choses qu'on dit, on les dit pour quelqu'un, quelqu'un qui, même sur l'oreiller ou dans l'intimité de la promenade, reste une âme étrangère à laquelle nous lie le seul mystère de l'abandon. Car pour finir, rien d'autre n'existe entre nous que ce mystère. Ne pas dire, c'est alors ne pas dévoiler, ne pas exposer, ne pas altérer. Ne pas écrire, c'est renoncer au langage qui abîme, à l'innocence inconséquente des sentiments. C'est taire une pensée qui nous ferait du mal, abandonner une chimère dangereuse et, dans le silence de la réalité retrouvée, rendre leur densité aux arbres de l'allée et au parterre de jonquilles.