jeudi 27 septembre 2007

Les Lego

Il m'arrive parfois, comme ce soir, de penser aux choses que je ne peux pas dire, même ailleurs, même ici. À toutes ces choses qui, sans me tourmenter véritablement, agitent mon esprit, créant ça et là des coins d'ombre où j'ose à peine m'aventurer. Des questions sans réponses aux mouvements confus d'un cœur aimant, de l'altruisme enviable à l'égoïsme secourable, de l'exaltation romantique du sentiment à la force admirable de la chair… Tant de choses sur lesquelles ma pensée met les mots que ma main se refuse à écrire. Tant de choses si véritablement intimes qu'il faudrait pour les dire se résoudre à déchirer la part de soi qui les sépare du monde.
Ici, la raison, le rêve et l'émotion bâtissent de monstrueuses chimères. Ici, il n'y a pas d'interdiction, pas de blasphème. Il est, dans le secret de l'âme, un endroit de liberté guerrière, terrible et ravageuse, gourmande de tout et de tous, unissant dans une même extase la jouissance et l'horreur, le beau et l'ignoble, ignorante de la morale, de la loi, du refus, pure enfin de tout vice autant que de toute vertu.
C'est ma part du Royaume, une part discrète où créer mes propres mondes, à nouveau libre enfin de cette connaissance du mal sans laquelle tout redevient possible, imaginable et pur. Tel que j'étais enfant, dieu des fourmis et des Lego, arrachant les ailes des mouches et agaçant les chats, reniflant des éthers qui m'étourdissaient, bâtissant des châteaux dans le seul but de les détruire.
Il n'y avait dans tout cela pas une once de vice. Rien d'autre qu'une insatiable curiosité et qu'un plaisir intense que n'avait pas encore souillé la morale commune. Des bêtises. Une enfance ordinaire. Les fourmis du dimanche et les Lego sur le palier.

dimanche 9 septembre 2007

À la promenade



Elles marchaient à une dizaine de mètres devant nous. L'après-midi avait été clémente et, après avoir terminé la rituelle partie de cartes, nous étions convenus d'aller prendre l'air vers le sous-bois. La promenade était courte, mais la route convenait parfaitement au fauteuil de mon père et aux jambes instables de ma mère. Ma tante nous accompagnait.
Quelques panaches de brume accrochés aux crêtes annonçaient un soir gris mais, pour l'heure, le ciel était encore clair et les rayons du soleil à travers les branches des chênes projetaient des jeux de lumière sur l'asphalte bleuâtre.
Nous étions déjà sur le chemin du retour.
Je poussais doucement le fauteuil, silencieux, n'ouvrant seulement la bouche que pour m'assurer du bien-être de mon père. Ma tante, qui n'avait pas quitté son tablier de cuisine, et ma mère, appuyée sur sa canne, ouvraient la marche en causant.
Je ne prêtais guère attention à leur bavardage lorsqu'une phrase me sortit de la rêverie où j'étais plongé. De sa voix suraiguë, ma tante dénonçait avec dégoût les orgies auxquelles se livrent les jeunes gens l'été, sur la côte — elle y possède un appartement —, et tout particulièrement « les hommes entre eux ». Elle avait insisté sur ce détail, sordide entre tous, et ma mère n'avait pas bronché.
Sur le moment, j'étais estomaqué. J'avais l'impression qu'on venait de me gifler sans raison. Je pensais réagir, expliquer, mais je renonçai presque aussitôt. Ma tante a 80 ans. Bien qu'elle soit en pleine forme, il ne fait aucun doute qu'elle va bientôt mourir. À quoi bon l'émouvoir inutilement ? À quoi bon dire à quelqu'un qui ne veut, qui ne peut pas entendre, que tous les hommes « entre eux » ne s'adonnent pas à des orgies et qu'il en est, près d'elle, qui vivent un amour ordinaire, sans frasques, sans fêtes, sans débauche, avec des problèmes de fins de mois difficiles, des factures et des fleurs ?
D'ailleurs, je ne me suis pas senti blessé par sa remarque. Elle ne me concernait pas. Ce qui m'a profondément blessé, c'est le silence plein de honte de ma mère. Pas ma mère elle-même, mais ce silence où je l'ai vu tomber, le regard de côté, s'intéressant précipitamment aux fougères du talus pour se donner une contenance, tandis que ma tante, imperturbable, poursuivait en toute innocence son babil nauséabond. Je dis « en toute innocence » car ma tante est ainsi : bonne et brave, joyeuse et colérique, profondément négligente de l'impact que ses propos peuvent avoir sur son entourage, mais incapable d'être méchante à dessein. Nous avons donc poursuivi notre promenade, à quelques mètres l'un de l'autre.
Dans l'ombre légère des chênes, ma mère avançait à pas lents. Papa fit signe qu'il avait froid. Nous étions presque rendus.

dimanche 2 septembre 2007

Belle raison

C'était facile. Un coup de talon sur le gravier, assez violent tout de même pour être sûr de ne pas la rater, et c'était tout. J'étais assis en train de fumer quand je l'ai aperçue qui courrait se cacher sous un caillou : une scutigère véloce, grisâtre, presque transparente sous le soleil, mais dont la vue me remplit aussitôt de dégoût. Alors je l'ai écrasée, comme ça, d'un coup de pied parmi les pierres, bien fort, sans faire de détail, sans penser à rien d'autre qu'à tuer, vite et aveuglément. Après, je me suis rassis sur le banc et j'ai terminé ma cigarette en regardant vers l'endroit où je venais de frapper, attendant pour m'assurer de sa mort la fin des spasmes qui agitaient encore les membres ciliaires du petit animal.
Qu'est-ce que j'ai pu tuer comme bestioles ! Des araignées surtout, des moustiques. Je n'aime pas ça les araignées, particulièrement les grosses, les noires, celles qui traînent dans les greniers et dans les chambres en été, quand on a laissé la fenêtre ouverte pour rafraîchir un peu. Ça me surprend toujours quand j'en trouve une sur le mur dans la pénombre. Les araignées, comme la scutigère, me dégoûtent violemment. Bien sûr, je ne suis pas le seul dans ce cas. La plupart des gens font pareil : une araignée sur le mur, on saisit le premier journal qui traîne, on s'approche avec crainte et précaution, on frappe, c'est tout. C'est simple.
Ce qui me gêne après coup avec ma scutigère morte, c'est l'absence de raison à mon geste. L'animal ne représentait aucune une menace pour moi : les scutigères ne mordent que rarement et encore leur venin est-il sans conséquence pour un homme ordinaire. Au contraire, loin de vouloir m'attaquer, elle cherchait à s'enfuir, à trouver un abri frais et humide où se faire oublier. C'est comme ça les scutigères, fragile et donc craintif, prompt à se dissimuler pour qu'on leur laisse vivre leur petite vie d'arthropode, d'ombre et de discrétion.
Son apparition soudaine m'a effrayé et c'est pourquoi je l'ai tuée. Elle était laide. En une fraction de seconde, mon cerveau a décidé sa mort, mes jambes m'ont soulevé, transporté jusqu'à elle et mon pied a frappé. Je n'ai pas réfléchi.
Les gens croient toujours que la vie est compliquée, mais ils se trompent. La vie est extrêmement simple, peut-être trop pour être honnête. Ce qui la rend compliquée, c'est la perception que nous avons des événements et la justification de nos actes par leurs circonstances. « Je l'ai tué parce que… Je l'ai baisé parce que… » Il faut toujours tout expliquer, tout maquiller. La réalité, au fond, est toujours décevante. Il vaut alors bien mieux se garder sous le coude une bonne raison, une belle raison prête à transfigurer la médiocrité du réel, à rendre romanesque l'acte le plus sordide. « Il m'a fait peur… Elle me chauffait terrible… J'étais comme fou… » La vérité se dilue dans le fantasme de soi comme du sirop dans l'eau de Vichy. Souvent, on a pas réfléchi. On a juste été le plus fort, le plus brutal, le plus soudain. Il n'y a pas de bonne raison. Il n'y a que les secrets mensonges qu'on se murmure, auxquels se raccrocher pour éviter d'attirer la lumière sur la laideur qui cherche à se cacher. Il n'y a plus que des mensonges et des larmes, les jours fastes. Il n'y a plus que 1933.