dimanche 24 octobre 2004

In God We Trust



À une trentaine de kilomètres de Bergerac, au cœur du Périgord pourpre, le village de Cadouin abrite une abbaye cistercienne bâtie au début du XIIe siècle afin d'y conserver une relique prestigieuse : le saint suaire du Christ (1). Ce linge est tissé de fils de lin blanc très serrés (trois fils au millimètre) qui lui donnent sa robustesse, et il est bordé sur la largeur par deux bandes de soie de Chine brodée. Probablement acquis lors de la prise d'Antioche pendant la première croisade (1095-1099), le « suaire » est aujourd'hui encore préservé à Cadouin où il est exposé, en parfait état, dans une vitrine climatisée.
Pendant près de mille ans, ce morceau d'étoffe a fait l'objet d'un véritable culte en occident. Soucieux d'obtenir les faveurs du Ciel, les rois de France et d'Angleterre se sont inclinés devant lui. Louis XI, notamment, a richement doté l'abbaye de Cadouin partiellement détruite au cours de la guerre de Cent ans : il espérait que le suaire pourrait le prémunir contre la quatrième attaque cérébrale qui devait lui être fatale…
Au début du XVIe siècle, au moment même où paraît le De revolutionibus orbium cælestium de Copernic (2), l'abbaye de Cadouin connaît son apogée. Des pèlerins venus de l'Europe entière se pressent à ses portes : la vénération du suaire, jalousement gardé par les moines de l'ordre fondé par saint Bernard, se poursuivra ainsi jusqu'à la Révolution française et, après elle, dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu'aux années 1930. En 1934, une étude du linge établira définitivement qu'il ne peut pas s'agir du saint suaire : si l'origine du tissu ne fait aucun doute (il est bien originaire d'orient), sa confection remonte à une époque bien antérieure à celle du Christ. Acta est fabula.

L'histoire du suaire de Cadouin me paraît exemplaire pour au moins deux raisons. La première est qu'ayant occupé l'esprit et le cœur des hommes pendant près de mille ans, ce linge est à présent tombé dans l'oubli, ce qui peut nous amener à nous interroger sur nos croyances actuelles et sur leur devenir. La seconde est que, s'il en était besoin, cette histoire illustre la différence qu'il y a entre l'ignorance et la bêtise. On pourrait aisément railler la piété mal placée des puissants qui se sont humiliés sur le passage du supposé suaire du Christ. On pourrait dénoncer la sottise de ceux qui ont traversé des pays et des mers pour vénérer un rectangle d'étoffe qui, au bout du compte, n'avait rien de sacré. Mais, ceux qui se risqueraient à se moquer ainsi feraient preuve de bêtise, là où on ne peut reprocher aux pèlerins de Cadouin que leur ignorance.
Il peut sembler habile, après coup, de juger notre histoire, ceux qui l'ont faite ou ceux qui l'ont simplement traversée, mais, comme toujours, ceux qui jugent aujourd'hui doivent savoir qu'ils s'exposent à être jugé un jour à leur tour, et par des arguments tout aussi intellectuellement malhonnêtes.
J'aime à penser qu'il y a eu de vrais miracles à Cadouin. Non pas grâce au suaire qui était aussi faux alors qu'il l'est aujourd'hui, mais parce que la foi de ceux qui venaient le prier était sincère. Parce que, dans le flot des milliers d'hommes et de femmes qui sont venus s'agenouiller auprès de lui, certains n'avaient dans le cœur que leur misère et leur désespoir à offrir.
La bêtise de ces temps anciens, ce ne fut pas de prier une fausse relique. Ce fut d'aller la chercher en orient et, pour cela, d'y amener la guerre. Fort heureusement, personne aujourd'hui, à la lumière de l'Histoire, ne pourrait être assez stupide pour commettre à nouveau une telle folie…
Car le suaire nous rappelle que c'est à la raison de diriger ce monde, pas à l'irrationnel. La foi cesse d'être respectable lorsqu'elle quitte la sphère de l'intime pour s'immiscer dans celle du pouvoir et, pour tout dire, elle ne nous rend meilleurs que si nous ne cédons pas à la tentation de nous croire tels.

En 1934, lors de l'expertise du linge, on parvint enfin à déchiffrer l'inscription brodée dans la soie bordant l'étoffe de lin. Il s'agit d'une dédicace écrite en coufique ancien, en l'honneur du vizir El Afdal, calife du Caire de 1094 à 1101, celui-là même qui combattit les croisés à Antioche. Et sous le verre de la vitrine climatisée, après avoir été adoré pendant mille ans par la chrétienté tout entière, le suaire proclame désormais sa vérité : « Allah est grand et Mahomet est son prophète. »

(1) Pour les chrétiens, le saint suaire est le linge dans lequel le corps du Christ a été emmailloté, puis enseveli, après la crucifixion.
(2) Dans ce livre publié après sa mort, Copernic dénonce le géocentrisme issu de la cosmologie de Ptolémée. Pour lui, c'est le soleil et non la Terre qui est au centre de l'univers connu. Cette théorie, qui n'en est plus une pour nous, fut une véritable révolution pour l'époque, car elle entraînait une profonde remise en question de la place de l'homme dans l'univers.