jeudi 23 novembre 2006

23 novembre



« Mais vous n'aimez pas la débauche, Monseigneur, vous aimez le bruit qu'elle fait. »

dimanche 19 novembre 2006

Le sourire (première partie)

— Est-ce que tu m'aimes ?
Il avait demandé cela d'une voix blanche et elle avait été surprise. Un « Oh » s'était arrêté sur ses lèvres et elle avait rougi violemment en baissant le regard. D'un geste machinal, comme à bout de souffle, elle avait doucement posé sa main contre sa robe, puis, trahissant son émotion, ses doigts avaient entrepris d'ajuster un bouton sur la veste en velours de Willy. Alors, tout aussi simplement, elle avait relevé la tête et s'était mise à caresser sa joue, une joue jeune et ferme, rasée du matin et qui sentait encore bon la Cologne, une joue douce, chaude et familière.
Elle le regarda fixement. Une étrange lueur passa au fond de ses yeux noirs et un voile de sueur se posa comme une fièvre à son front.
Il bredouilla :
— Tu dois me le dire… maintenant… tu sais…
— Je sais, répondit-elle dans un murmure absent.
— Le train…
— Je sais, dit-elle encore.
— Peut-être à Noël…
Il ne finit pas sa phrase.
Ils étaient là à se regarder au milieu de la foule se bousculant sur le quai, lui dans sa veste râpée, un baluchon sur l'épaule et une valise dans chaque main, elle dans sa robe de coton gris.
Le chagrin du départ la frappait d'un étrange mutisme. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire, qu'il faudrait qu'elle lui dise, mais elle ne les disait pas. Il lui semblait que le silence était le meilleur garant de son retour, qu'il reviendrait pour entendre, qu'il survivrait par ces non-dits. Il fallait bien qu'il y ait cet espoir. Sans cela, elle s'effondrerait et tout serait fini. Elle le sentait. Elle devinait en elle cette douleur aiguë du désespoir qui la terrasserait s'il ne revenait pas.
Elle l'embrassa à pleine bouche.
Un conscrit lança : « Ben mon vieux, y s'emmerde pas çui-là! », un autre appuya son « Mazette ! » d'un sifflement vulgaire, et pour finir, un officier débraillé saisit Willy par l'épaule en lui disant d'un air qui s'efforçait d'être sévère : « Allons gars, c'est l'heure… »
Ses bras le serrèrent si fort contre elle, au point de lui faire mal, mais il se dégagea.
— Il faut tu comprends ?
Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang et serra les poings. Il monta dans le wagon et l'officier referma la portière sur eux. Aux fenêtres et sur le quai, de grands mouchoirs de batiste s'agitaient comme autant de redditions.
Serrant bien fort ses bagages dans la bousculade, il joua des coudes pour se frayer un passage jusqu'à la vitre. Pressé contre le verre par la cohue, il lui cria : « Je t'écrirai ! Tous les jours ! Tu entends ? Tous les jours. » Elle fit oui de la tête.
Puis, dans un grand vacarme métallique, le train s'ébranla et se mit en route, et ses yeux le suivirent jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.
Alors, comme il était parti elle murmura son nom. Elle déroula ses poings et vit les marques profondes que les ongles avaient laissées dans la chair de ses paumes. Des larmes diluèrent un peu du sang vermeil qui avait coulé au coin de sa bouche meurtrie, et, blême, elle vacilla.

Le sourire (deuxième partie)

C'était un dimanche de la dernière année. On avait été la chercher à la maison de retraite et on l'avait transportée dans son appartement. L'accident cérébral l'avait laissée paralysée du côté gauche et accéder à l'étage avec son fauteuil exigeait une manœuvre délicate. En outre, elle avait à présent des absences qui lui faisaient confondre les lieux et les situations, parfois même les personnes. Mais, comme c'était le cas ce jour-là, il lui arrivait également d'être pleinement consciente de son environnement et nous cherchions à profiter au mieux de ces instants privilégiés.
J'étais encore un enfant, mais je me souviens assez bien d'un détail de cette journée. Elle avait réclamé qu'on extirpât du fond d'une armoire une vieille boîte à chaussures de carton gris. On déposa l'objet sur un linge déplié sur ses genoux et elle l'ouvrit. Comme on pouvait s'y attendre, la boîte ne contenait ni souliers ni bottines. Elle regorgeait en revanche de photographies anciennes, dont bon nombre remontaient à l'époque de sa jeunesse à Orléans.
Charles, le père, joueur et coureur de jupons, était parti on ne sait où. La légende familiale situait son dernier domicile au cimetière du Père-Lachaise. Mais, en dépit d'un voyage entrepris dans ce but à l'occasion de ses 80 ans, elle ne l'avait jamais retrouvé. Aline était morte peu de temps après des suites de couches difficiles. Elle avait donc quitté Beaugency pour la maison de ses grands-parents qui tenaient une boucherie à la rue Bannier. Une photo volée la montrait à 20 ans, fumant en cachette au fond du jardin. Sur une autre, on la voyait de face. Elle était fine et pâle, avec des yeux transparents, et malgré un sourire délicat, elle semblait immensément triste.
Quelques souvenirs plus loin, elle s'arrêta sur la photographie d'un soldat. Debout, posant pour l'occasion et la postérité, le gaillard crânait. Il portait des bacchantes superbes et une barbe fournie. Au mieux, il avait 25 ans, mais il en paraissait 40. Elle lui sourit.
Ces yeux, cet air farouche, nous ne les avions jamais vus auparavant. Ce visage, nous ne le connaissions pas. Alors, devant nos mines étonnées et nos questions pressantes, elle sortit de sa rêverie, et nous contemplant l'œil rieur elle dit simplement : « C'est Willy. »

Le sourire (dernière partie)

Édouard mourut en juin 1939, âgé de 48 ans. De constitution robuste, sa santé avait toujours été précaire depuis qu'il avait eu les pieds gelés dans une tranchée du côté de Verdun. Naturellement enjoué, la trahison de ses « amis » et la perte de son journal l'avaient plongé dans une mélancolie solitaire qui précipita son décès. Il la laissait donc seule, avec l'imprimerie à faire tourner et cinq bouches à nourrir. Mon père, le petit dernier, n'avait pas tout à fait 8 ans ; elle en avait 45.
Jusqu'à ce jour de 1981 où, du fond d'une boîte en carton, resurgit son visage, elle n'avait jamais mentionné l'existence de Willy. J'ignore d'ailleurs si Édouard ou qui que ce soit avait eu connaissance de cet amour passé. Sans cette photo, sans ce moment, sans le handicap qui la délivrait d'elle-même et de ses secrets, personne peut-être n'en aurait rien su.
Pourtant, elle l'avait bien aimé Willy. Elle l'aurait épousé sans doute s'il était revenu, puisqu'ils s'étaient fiancés juste avant le début de la guerre. Combien de fois, respirant les vapeurs d'une Cologne, avait-elle revu son visage ? Combien de fois, au cours de ces années, avait-elle songé au jeune homme crâneur qui nageait dans la Loire ? Il y avait tant de choses qu'elle aurait voulu lui dire que la mort avait empêchées, tant de choses qu'au hasard d'un obus ou d'une balle il avait bien fallu se résigner à dire à un autre, loin de la Loire et d'Orléans, du jardin de la rue Bannier et de la tour Saint-Paterne. Bien sûr il y avait eu Édouard, le bel Édouard qu'elle avait sincèrement aimé. Mais aux soldats qui rentrent de la guerre, on fait toujours payer un peu le prix de leur survie et du chagrin qu'on doit aux disparus. La vie après l'horreur semble une petite lâcheté, et ceux qui n'y étaient pas, ceux qui ne savent pas traînent longtemps l'idée que ceux qui n'y sont pas morts ne sont pas forcément les meilleurs. Alors oui, elle avait aimé Édouard, mais sans passion excessive. Peut-être avait-elle eu peur de le perdre lui aussi, comme son beau nageur troué dans la boue froide d'un ailleurs hostile. Peut-être avait-elle eu peur qu'il l'abandonne, comme Charles, un beau matin. Après tout, les hommes, si peu doués pour l'amour et les joies simples lui avaient apporté bien du malheur.
Mais elle souriait à présent en regardant Willy. Parce que, s'il n'était pas mort loin de ses bras, nous n'aurions pas été là autour d'elle. Parce que, finalement, elle aussi elle avait survécu à l'amour en allé et à la solitude. Et elle ne trouvait pas ça lâche. Elle ne trouvait pas ça lâche du tout. Elle avait en nous regardant la preuve du contraire et cela l'amusait.

jeudi 16 novembre 2006

Surtout, ne prends pas froid

Et pourtant, quoi qu'il dise, espérer c'est remettre demain au hasard. Le seul espoir qui tienne, le seul qui soit fidèle et que rien ne peut décevoir — sauf la mort —, c'est celui de survivre, de survivre à toutes les joies, à toutes les peines de l'enfance, aux trahisons et aux échecs, à l'amour qui s'en va dans le vacarme du vrai silence, à ton absence, au souvenir de tant d'amour, aux rêves du matin. Voilà le véritable espoir des hommes : ne plus se souvenir pour ne rien regretter, pour ne pas souffrir de ses faiblesses, de ses lâchetés, et ne pas regarder la beauté en allée, sa trace sur mon cœur gravée comme une fuite. Être et ne plus souffrir de soi. Ne plus souffrir. Se dire simplement que le bonheur, c'est pour demain, qu'il y a une chance sur deux pour que ça tombe et qu'à tout prendre, ce n'est déjà pas si mal, qu'on tiendra bien jusque-là et même davantage. S'il le faut, jusqu'au matin d'après. Tant qu'il y aura demain.


Traverser les brumes de Christophe.