samedi 10 décembre 2011

Salé

En écoutant Keith Jarrett & Charlie Haden, "Jasmine".

“It would be wonderful to say you regretted it. It would be easy.
But what does it mean? What does it mean to regret when you have no choice?
 It's what you can bear. There it is.”


Il restera toujours ce bord de mer crépusculaire, l’hôtel aux fauteuils de turquoise morte, aux murs blancs, dont les fenêtres de la salle de restaurant donnent sur la plage. Toujours, même longtemps après mon réveil, les yeux ouverts, comme une image rémanente de la vie antérieure où je t’aurais connu. Toujours la promenade, l’habit, le col défait. J’étais frigorifié, cela te faisait rire. C’était ridicule et sentimental, terrible et ordinaire, mais tu avais souris, tu avais insisté et tu avais souris, et je t’avais accompagné.

Quand on se souvient de ce qu’on n’a pas vécu, on s’en souvient mieux au fil du temps. Les choses, les gens deviennent plus familiers, les contours plus précis, les couleurs plus vives. Je revois le couloir de l’hôtel, un couloir large, très éclairé, désert. Je revois la porte de la chambre, le porte-clef lourd en métal, le guéridon, les fleurs dont le parfum m’obsède encore certains soirs, la femme seule assise au bar. La promenade.

Je revois tout, sauf ton visage. Il y a bien ce sourire penché, ces cheveux noirs, cette barbe dure. Quelques détails, la forme de tes mains. Mais ton regard est flou, ta voix est étrangère. Je ne sais rien de toi.

Les yeux mi-clos pour me protéger des embruns, je n’aperçois que le bas de tes jambes, le pantalon retroussé sur tes mollets. Le sable sous mes pieds est dur et froid. Je sens peser l’angoisse sur ma nuque. La tête baissée, je marche dans la nuit en serrant sur mon cou les revers de ma veste. Je vais attraper la mort.

Lire le texte de Benoît Launay sur la même musique.

dimanche 27 novembre 2011

Réveil

En écoutant François Couperin, "Pièces de clavecin", Livre IV, 25e ordre: "Les Ombres errantes". Alexandre Tharaud, piano.

Le souvenir est une forêt dense où je me suis perdu.
J’oublie, vite, souvent. Les visages et les voix. Les noms. Une odeur. C’est comme si j’avais en mémoire les souvenirs d’un autre, de plusieurs autres. Tout me semble étrange et étranger des fragments agrafés les uns aux autres qui façonnent leurs imperfections, et racontent une histoire insensée.

Ces appartements froids, ces visages aux yeux fixes, les ai-je vraiment connus ? Est-ce qu’il n’y a pas dans les tiroirs de la maison des photographies où je les aurais vus ? Est-ce que je n’ai pas volé dans les récits de mon enfance — ombres errantes, tricoteuse au coin du feu, barricades en carton — la matière imprécise du souvenir que j’en ai ?
Mon avenir est clos. Être au monde, c’est avoir pour seule certitude d’y renoncer. J’aime ce point fixe à l’horizon. Il ne m’effraie pas encore. Comme les montagnes bleues, il délimite de sa présence sensible le territoire de ma vie. La mort est plus fidèle que la mémoire.

Il y a dans le sous-bois, après la maison de mes oncles, à une centaine de mètres au bord de la route, une planche pourrie au-dessus d’un ruisseau. Je l’ai connue cabane.
Il y a dans mon jardin, un cerisier dont le tronc triple se déchire. Je l’ai connu noyau.
Il y a, dans une chambre, le lit sur la barrière duquel j’ai posé mon visage. Le soir tombait et tu as caressé ma tête longtemps.

La mort est plus fidèle.

Lire le texte de Benoît Launay sur la même musique.