lundi 28 avril 2008

Meilleur comédien

Je m'étais souvenu de Sophie, la jeune fille qui habitait l'appartement d'en face quand j'étais étudiant. Elle portait des lunettes et sa chevelure était noire et bouclée. Elle n'était ni laide, ni jolie : je la trouvais immature et quelconque. C'était le genre de fille en pull-over tricoté par sa grand-mère, le genre qui garde une peluche sur l'oreiller. Ce genre-là. Je me souviens surtout de l'odeur qui émanait de son appartement lorsqu'il m'arrivait de la croiser sur le pallier. J'avais beau connaître et partager l'exiguïté des studios d'étudiants, cette odeur de poêle froide me la rendait d'autant plus repoussante que j'avais fini par supposer que c'était peut-être son odeur corporelle. Elle m'était foncièrement indifférente, mais sa présence me laissait une impression désagréable. Elle était ordinaire au possible, sans élégance, ce qui, chez une femme, m'a toujours semblé impardonnable.

Un soir, j'avais interprété le rôle charmant du Monsieur de Bellac dans une courte pièce de Giraudoux, elle a frappé à ma porte.
Je fus surpris de sa visite mais je la fis entrer.
Elle avait assisté à la représentation et se montra très enthousiaste quant à ma prestation. Avec une maladresse touchante et pathétique, elle finit par me faire comprendre qu'elle était bêtement tombée amoureuse et que c'était là l'objet de sa venue.
Non sans hypocrisie, je lui répondis que j'étais sensible à sa démarche et aux sentiments que lui inspirait si soudainement ma personne, j'objectai avec humilité que ceux-ci s'adressaient sans doute davantage au personnage qu'à l'acteur et me débrouillai pour la renvoyer bien vite à sa cuisine, certes sans espoir, mais également sans l'impression de s'être humiliée au yeux du premier venu.



Samedi, c'était un autre soir et je jouais encore.
Le public était venu nombreux et riait de bon cœur aux plaisanteries faciles de l'auteur. Je savais car tu me l'avais dit que tu ne viendrais pas. J'espérais ardemment que tu m'aurais menti.

À la fin, j'ai rejoint mes camarades sur l'avant-scène. On est venu me voir et me féliciter, me dire des bravos et s'amuser de mon maquillage blanc. J'ai dit merci, j'ai serré quelques mains et embrassé des joues. J'ai même dit que j'étais content. Et puis, par-dessus les épaules des uns et des autres, je t'ai cherché parmi ceux qui partaient sans rien dire.

Je voulais tant voir dans tes yeux ce que j'ai vu cette nuit-là dans les yeux de cette fille. Ça m'aurait fait du bien.
J'aurais voulu que toi aussi tu me regardes un peu comme elle, comme si j'étais soudain devenu plus grand, plus beau, plus extraordinaire, comme si je n'étais plus seulement le voisin de pallier dont tu sais par cœur les faiblesses, le gros type d'en face dont les joues tombent, le premier venu. C'est ça que j'espérais. C'est juste ça.

Mais tu n'étais pas là.

dimanche 27 avril 2008

Après la nuit

Je ne sais plus par où commencer.

Cela fait tant de jours que la parole m'a quitté que mes doigts ont perdu l'habitude de cet exercice. Ils sont gourds, maladroits, et je sais bien que leurs hésitations ne sont qu'un des symptômes du malaise profond que je ressens.

Peu de lumière filtre dans la pénombre de ma conscience et rien ne me tourmente tant que l'éclair du visage qui s'y est figé et que le sourire dont le souvenir obsédant me tient hors d'atteinte d'une obscurité plus définitive où, sans cela, le chagrin m'aurait poussé.

Il n'y a pas de joie dans mon âme. La mélancolie me dévore avec l'obstination de la vague, sans plus d'acharnement mais avec la même régularité.

Il y eut quelques jours et une interminable nuit. Ce fut en peu de mots notre dernière année.