samedi 13 mars 2010

Father and Son



On me demande si tu es toujours en vie, on s'en étonne. On ne t'a pas vu depuis tellement longtemps. On prend des nouvelles de ta santé, de ton moral. On me demande si tu sors un peu, parfois. On dit que c'est bien triste, que le temps doit te sembler long. On ajoute que tu as bien de la chance de ne pas être tout seul, qu'il y en a tellement d'autres qu'on a abandonnés, que c'est bien que tu sois à la maison. Pour finir, on nous félicite maman et moi, on dit que nous avons bien du mérite et, quant à moi, je souris encore en l'écrivant.

Ce n'est évidemment pas la vie dont nous avions rêvé, la vie simple sous les platanes, les cartes postales de la Costa ou du Pirée, mais c'est la vie que nous avons, rythmée par les repas de la journée, les fins d'après-midi sur France 3 et le rituel du coucher. Une autre vie, une autre chance.

Je savais que tu étais un vieil emmerdeur, un brin autoritaire et capricieux, inquiet, l'esprit sans cesse agité de mille tracas futiles, une branche près du toit, deux taupinières dans le jardin. Je ne voyais sans doute pas bien alors combien je te ressemble. Je devais me figurer que je serais très différent, au moins en ça.

Je ne me suis jamais vraiment expliqué la tendresse particulière qui nous lie. Je vois bien que maman se sent exclue souvent de nos plaisanteries, des rires dont elle croit être la cible et qui n'éclatent pourtant que du croisement de nos regards. Elle nous considère alors d'un air réprobateur qui redouble notre hilarité, aussi soudaine qu'incompréhensible pour elle, et qui renforce en moi le sentiment de ne partager ce moment qu'avec toi seul. J'aime ce rire. Il me ramène aux rivages de l'enfance, quand autour de la table de la cuisine, mamie et toi riiez à en pleurer. J'ai l'impression que c'est mon tour.

Tout ça finira mal bien sûr, puisque c'est toujours le cas. Un jour, dans six mois, dans un an, trop vite, trop tôt, un grand chagrin m'attend. Je mentirais si je disais que je n'en aie pas peur. C'est juste inévitable et ordinaire. Et tu es déjà mort une première fois.

Qui sait ce qu'il reste de nous quand nous n'y sommes plus ? Le souvenir que l'on rapporte — le cher mensonge ! —, des images dont après quelques années plus personne ne sait dire où et quand elles ont été prises, une vieille police d'assurance, des médailles dans le tiroir d'un secrétaire, un livret de famille, un mot d'amour ou une lettre d'insultes ?
Est-ce qu'il n'y reste pas aussi la forme d'un œil, le tourbillon de cheveux au sommet d'un crâne, la profondeur d'un sourire, ou le pouce qu'on tient serré dans la main droite sur le ventre ?

Et moi, que me restera-t-il papa ?
— Tant d'amour ! Tant d'amour !