samedi 14 octobre 2006

Pascale

Elle, c'est différent. J'en étais amoureux. Il faut dire que j'avais dix-sept ans et que je traînais déjà ce physique de poupon joufflu qui inspire aux filles bien plus de sympathie que de désir. Je l'aimais donc comme souvent on aime à l'adolescence, sans même savoir ce que c'est que d'aimer vraiment, mais avec force serments et quelques promesses d'éternité trop vite évanouies dès que s'en vient l'automne. Bien évidemment je désespérais, puisque le désespoir est l'accessoire indispensable de tout amant passionné digne de ce nom. C'est ainsi, en tout cas, que je me les représentais.
Donc, c'est à cette époque et dans cet état d'esprit que je lui écrivis une lettre enflammée, lui déclarant un amour à la fois tragique et merveilleux, espérant sans doute l'apitoyer assez pour la convaincre de céder à mes assiduités. De mémoire, ce fut mon premier échec.

Pascale est et a toujours été une personne peu commune. Elle est assez petite, ronde et elle a des yeux trop grands. Elle n'est pas belle au sens ordinaire de ce mot, et c'est tant mieux car la beauté ne devrait pas être ordinaire. Aujourd'hui encore, il se dégage d'elle une telle intelligence de la vie, une telle énergie, un tel charme, que j'en oublierais presque son seul défaut qui est de m'avoir dit non… Elle n'est pas belle et c'est encore mieux : elle donne, par sa vision des êtres et des choses, par le mouvement de ses épaules quand elle rit, une idée de la beauté. Je ne connais pas beaucoup d'êtres comme ça, aussi je mesure quelle est ma chance, grâce à elle, d'en connaître au moins un.

C'est bien simple, on ne se voit jamais. Pas un coup de fil, pas un courrier, rien. C'est comme ça. Elle vit sa vie à cent à l'heure, je vis la mienne entre parenthèses. De toute façon, elle sait bien comment je suis, que je ne donne jamais de mes nouvelles, que ce n'est pas grave, que je l'aime quand même puisque j'aime qu'elle existe. Le reste, n'est-ce pas, c'est du détail, du temporel, du provisoire. Elle est bien à sa place dans la petite constellation humaine qui me console de mes nuits solitaires. C'est un peu comme la ligne bleue des Pyrénées à l'horizon : je n'ai pas besoin de la voir tous les jours, j'ai juste besoin qu'elle soit là. Pas comme un élément du décor, mais comme une partie de moi qui se réveille seulement certains jours ou à certaines heures. Pascale est comme les montagnes, mais il n'y a pas d'horizon dans son regard. Les limites, c'est pas son truc.

On a mangé ensemble début août. Des années qu'on ne s'était pas vus. Des années abolies en cinq minutes, évanouies plus vite encore que les amours adolescentes avant l'automne. On a parlé de tout et, donc, principalement de rien. De rien qui soit véritablement important, puisque rien d'autre n'était plus important que de nous retrouver ensemble, là, à cette table sous les parasols de la place du Foirail. Ça m'a fait un bien fou de retrouver son rire. C'est quelque chose son rire. Ça marque comme une empreinte ce machin. C'est beau comme une cascade, comme un scandale.
Elle m'a fait un coup fumant ce soir-là. Dans son portefeuille, entre la carte d'électeur et celle du groupe sanguin, elle a rangé ma lettre d'amour. Depuis dix-huit ans, elle la promène partout, dans ses affaires, ses valises, dans le grand bazar de sa vie. Ça me laisse rêveur ce petit bout pathétique de mes dix-sept ans qui reste collé contre son cœur depuis toutes ces années, ce petit morceau de moi contre ce beau cœur de femme. Elle devrait pourtant le savoir, mon amoureuse, qu'on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, qu'on dit des choses qu'il ne faut pas trop croire, des histoires de toujours qui ne durent qu'un été. Mais je crois qu'elle le sait au fond. Elle ne la garde pas pour ça. Elle la garde parce que ça ne court plus trop les rues les lettres d'amour et que, quand elle sera vieille, si elle vieillit un jour, il y aura toujours, soigneusement plié dans la pochette en cuir, ce papier où tremble le cœur d'un petit gars joufflu qui lui répète qu'il l'aime en tortillant ses doigts. Les filles aiment ça il paraît. Elles ne sont pas les seules.
Enfin, je crois.

vendredi 13 octobre 2006

6 février

Et me voilà devant la vasque dans la cour. À côté de la porte de la réserve, où sont entreposées les fournitures de la papeterie, le rosier grimpant étire ses vieux bras implorants vers la grande marquise d'où tombe une lumière jaune et pâle. Les hortensias longent la maison jusqu'à la fenêtre du bureau de Papa et, de l'autre côté, les jardinières nues attendent le printemps, les bégonias nains ordinaires et les premières pensées. Je me souviens bien de cette cour, du petit trou à l'extrémité de la plaque de métal fermant la citerne, de toutes les petites cavités du dallage où nous jouions aux billes, du banc de pierre… Et je me revois, ce matin-là, devant la vasque aux primevères, comme autrefois. Après deux ans.

C'était un lundi soir. Dans la cuisine, les femmes travaillaient. Du salon où je luttais contre l'arithmétique, j'entendais leur bavardages tandis que leurs mains s'affairaient à mettre le journal sous bande. Toujours le même geste précis : un pli en bas, le majeur plonge dans la colle de farine et la dépose sur le papier, un pli en haut. Il y avait dans ce geste et dans ce rendez-vous hebdomadaire un caractère à la fois rituel et familier. Et puis, soudain, comme ça, elle ne s'est pas sentie très bien. Oh rien de grave, l'impression d'un vertige, peut-être d'une nausée. Mais tout allait bien, elle avait juste besoin de s'arrêter quelques instants.
Elle vint me rejoindre et s'installa dans le crapaud vert. Je pris place à ses côtés et me mis à caresser doucement ses mains fraîches. Elle aimait cette caresse chaude et réconfortante, elle qui avait toujours si froid. Puis, comme le mauvais vertige ne passait pas, maman décida tout de même d'appeler le docteur. Et tout s'accéléra. Le médecin, un vieil ami de la famille, arriva aussitôt. Après l'avoir auscultée, il décréta la nécessité d'une hospitalisation en urgence. Elle parlait maintenant avec difficulté et son bras gauche semblait ne plus lui obéir. Il fallait partir, partir vite. À partir de ce moment, je ne me rappelle plus de la chronologie exacte des événements. Je revois juste les deux ambulanciers portant dans l'escalier le fauteuil roulant où l'on emmenait ma grand-mère. Je me souviens de l'avoir vue partir ainsi, portée par ces deux hommes dans sa robe de chambre froissée, ses cheveux blancs défaits et son regard perdu.

C'était il y a deux ans, le lundi 29 septembre 1980. Je me souviens de la date parce que, au mur de la cuisine, dans son appartement, personne n'a arraché la feuille du calendrier. Il faut croire qu'on n'a pas eu le courage, qu'on s'est dit, sans s'être concertés, que peut-être, si l'on n'y touchait pas, tout pourrait redevenir comme avant. Mais rien ne revient jamais du bonheur enfui, n'est-ce pas ? Rien que le souvenir des rires au moment du café, des interminables parties de jeu de l'oie, le soir, en rentrant de l'école, du thé que je lui préparais et qu'elle venait boire chez nous avec Papa, des énormes poudriers Lanvin sur l'étagère au-dessus du lavabo de la salle de bain, de ses bibis piqués par une longue épingle, de l'odeur du cake, du rhum et de la vanille, de la quille bleue pour mouiller le linge et du relax rouge où elle faisait ses mots croisés… Et c'est pourquoi je suis maintenant devant la vasque dans la cour. C'est à cause de tout ça. Parce que, vous comprenez, je l'aime tellement. Alors, avant qu'elle ne s'en aille, avant qu'on me l'enlève, je suis venu cueillir des fleurs. Pour qu'elle les serre dans ses mains pâles. Pour qu'elle les emporte avec elle dans son sommeil de pour toujours. À jamais, mes fleurs et mon enfance contre son cœur.