Vertu du mensonge
Quand elle ne se pare pas des artifices du mensonge, la photographie est une activité macabre qui ne donne à voir du réel que des images mortes. Sur la pellicule, la lumière est arrêtée dans sa course, le temps se fige, la matière devient inerte. À peine le déclencheur est-il relâché que tout s'enfuit de l'instant capturé. C'est ainsi : ce qui était soudain n'est plus, et le sourire de mon père sur le portrait de ses cinq ans est le sourire d'un enfant mort un jour de 1936.
J'aime les beaux mensonges, comme les amoureux de Doisneau ou le visage de Dietrich auréolé d'ombre. Ces photos-là sont différentes : elles ne montrent pas le réel, elles le subliment. Ce ne sont plus des images, ce sont des icônes humaines, des représentations qui transfigurent l'instant en éternité retrouvée. Le baiser de l'Hôtel de Ville, ce n'est pas un portrait d'amoureux, c'est un portrait de l'amour ; et Marlene dans son train pour Shangaï n'est plus Marlene. Comme une vibration de l'air, la lumière et la matière prennent place. On les a tordues, on les a forcées, on a violé leur innocence, on a maté leurs rebuffades. Tout a été préparé avec minutie comme un banquet pour l'arrivée de la beauté. Quand elle arrive la garce... Parce qu'il faut être patient avec elle, ça ne marche pas à tous les coups.
Mes amis trouvent souvent que je me pose trop de questions. Je ne peux pas leur donner tort. Mais, tout de même, il m'interroge ce mensonge puissant de l'art qui abolit la mort, qui transforme le réel en idée, qui rend éternel l'éphémère et le périssable. Il y a là un miracle, un vrai miracle puisque comme eux il ne doit rien au hasard, mais qu'il recèle la même incertitude profonde et qu'on l'espère parfois en vain. Peut-être aussi est-ce dans mon regard qu'est le mensonge. Peut-être sont-ce mes yeux qui décident de l'éternité des choses. Et ce soir, tandis que la nuit pèse lourdement sur le grand salon où j'écris, je repense à la photo du petit prince de 1936 en me disant que peut-être, peut-être si je la grave une bonne fois pour toutes dans ma mémoire, si je lui donne pour moi le visage de l'enfance, je pourrais l'empêcher de mourir tout à fait.
5 commentaires:
Ô que c'est verbeux.
Ca c'est pour que des visiteurs passent voir son site, puisqu'il a quand même pris la peine d'indiquer le lien (on ne sait jamais !:)).
Hello Doc ;)
Je viens justement de revisiter l'autre site quand j'ai vu que tu avais un blog aussi !
Je venais de lire "Votez Apple" et je me disais que c'était vraiment très bien écrit...
Petite anecdote : un client apporte au laboratoire où je travaille une photo à copier sur laquelle il voulait que l'on inscrive "Le baiser". Je dis à mon patron : "Mais c'est le baiser de l'Hôtel de Ville" parce que c'était bien une reproduction carte postale de cette photo en question. Il me dit que le client à certifier que c'était lui quand il était jeune sur la photo ... ça m'a fait rire un moment
bon, Xavier, tu vas me relire toute "La Chambre Claire" de Roland Barthes. merci. Bisou ! :D
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