vendredi 22 août 2003

12 avril

« Je regarde le soir
Tomber dans les miroirs
C’est ma vie »

Les corniches défilaient à travers les vitres de la DS, et le ciel gris par-dessus les toits. La voiture empruntait des chemins familiers. On serait bientôt arrivé. Elle n’avait pas dit un mot depuis la sortie de l’église. Elle restait assise en silence, absente, occupée seulement à regarder le ciel par la vitre fermée.

« Nous y sommes. »
Il rangea la voiture sur le côté et elle sortit.
— « Merci mon chéri. »
— « Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste ? »
— « Non. Tout va bien je t’assure. File, tu vas rater ton train. »
— « Bon. Je t’appelle dès que j’arrive. »
— « Oui. »
Il remit le moteur en route tandis qu’elle lui faisait un petit signe de la main. Quelques secondes plus tard, la DS avait déjà disparu au bout de la rue.
Dans l’ascenseur, d’une main experte, elle vérifia la bonne tenue de son chignon et remit en place une épingle un peu lâche.
Après avoir fermé la porte, elle ôta ses gants noirs et ses boucles d’oreilles qu’elle abandonna négligemment sur le marbre de la petite commode de l’entrée. D’un geste rapide, elle épousseta la veste et la jupe de son tailleur.

Le soir tombait. Elle était seule dans le salon, debout contre la vitre. La tasse de thé brûlant faisait des buées sur le verre. Elle la posa avec précaution sur la petite table basse et prit un carton bordé de noir qui traînait là. Elle lut :

« Madame Henri Gardès, sa mère,
Monsieur et Madame André Gardès,

ont le regret de vous faire-part du décès de

Monsieur Robert Gardès

mort pour la France à Djelfa (Algérie), le 20 mars 1955,
à l’âge de 25 ans.

Ses obsèques seront célébrées en l’église de Pantin,
le mardi 12 avril 1955, à 15 h 30. »


Elle hésita quelques secondes, puis elle poussa la porte. On avait posé sur le lit le carton envoyé par l’armée et qui contenait les affaires personnelles de Robert. Elle regarda la chambre. Le papier peint avait deux ans. Il était neuf pour ainsi dire. C’était juste après la mort d’Henri. Elle s’assit doucement sur le lit.
Sous la couche des vêtements et des affaires de toilette, elle trouva un jeu de carte, un harmonica, un peigne dans son étui, une petite boîte dans laquelle on avait glissé la chaîne en or de son baptême — qu’il avait fallu agrandir en fondant deux napoléons —, une boussole, un portefeuille, un briquet, des mots de camarades, des lettres de parents et d’amis dont ses propres lettres et, sous une pile de photos mélangées, un calepin et d’autres lettres entourées d’un ruban. Le téléphone sonna.

C’était André. Il était bien rentré. Thérèse et les enfants allaient bien. Thérèse s’en voulait terriblement de ne pas avoir pu venir. Elle répéta qu’elle comprenait, que ce n’était pas grave.
— « Tout va bien, vraiment ? »
— « Oui, mon chéri. Ne t’inquiètes pas, ça va aller. »
— « Tout de même, je m’en veux d’avoir dû te laisser si vite. »
Elle ne répondit pas.
— « Qu’est-ce que tu fais ? »
— « Oh, rien. Je range un peu. Je crois que je vais aller me coucher tôt ce soir, je suis un peu fatiguée. »
— « N’en fais pas trop, hein ? Tâche de te reposer. »
— « Oui. »
Elle sentit une gêne dans sa voix.
— « Bon, je te laisse alors… »
— « Oui. Embrasse Thérèse et les enfants pour moi, tu veux ? »
— « Bien sûr. Je te rappelle bientôt ? »
— « Oui. »
— « Bonne nuit, Maman. »
— « Bonne nuit, mon chéri. »
— « Je… »
— « Oui ? »
— « Non, rien. »

Elle avait encore dans sa main gauche le petit paquet de lettres enrubanné. Elle retourna s’asseoir sur le lit et défit le ruban.
Elle parcourut l’une après l’autre les lettres du paquet. Elle se sentit bientôt un peu honteuse de lire ainsi des mots qui ne lui appartenaient pas et dont elle aurait dû ignorer jusqu’à l’existence.
Elle nota soigneusement l’adresse indiquée en tête de chaque lettre et refit le paquet.

Le lendemain, elle se rendit à la poste.
Sur le chemin, elle s’arrêta chez un fleuriste auquel elle acheta une demi-douzaine de roses.
En rentrant chez elle, elle appela un taxi.

— « Où allons nous, Madame ? » demanda le chauffeur.
Elle était à nouveau silencieuse et absente.
— « Madame ? » insista le chauffeur.
— « Au cimetière. », finit-elle par répondre.
Sur la banquette arrière, près des roses, elle regarda le ciel par la vitre fermée.


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