mercredi 6 août 2003

La peur

« N’ayez pas peur […] », Luc, II, 10.


L’occident est un mensonge. Le monde dans lequel nous vivons a bâti ses fondations sur les ruines de la plus épouvantable tragédie de l’histoire : l’extermination systématique et à grande échelle d’hommes par d’autres hommes. Il est sans doute très significatif aux yeux du peuple juif, qui est le peuple élu des Écritures, que ce soient les membres de sa communauté qui ont été les plus terriblement atteints par cette horreur massive. Il n’en reste pas moins que si un autre groupe humain avait été ainsi touché (1), la portée symbolique (et religieuse) du génocide aurait peut-être été moindre, mais le sentiment d’épouvante aurait été le même. Un tel drame ne peut inspirer qu’une horreur profonde, et l’on reste interdit, aujourd’hui encore, en revoyant les témoignages bouleversants des rescapés de l’Holocauste.
Cette horreur des actes qui ont été commis pendant cette guerre a été déterminante dans la reconstruction de nos sociétés européennes et du monde occidental lui-même. Elle conditionne, dans une certaine mesure, certaines des alliances d’aujourd’hui. L’Europe elle-même n’a-t-elle pas été créée par ses pères fondateurs comme un rempart à la folie du monde ? Comme au temps de la première après-guerre, on comprit aussitôt qu’il fallait à tout prix qu’une pareille tragédie ne puisse se reproduire. Mais là encore, nous n’avons pas payé le prix.

Beaucoup considèrent encore de nos jours que la Shoa est le fruit d’une folie monstrueuse. Je ne peux pas leur en vouloir : crier au fou est un moyen bien dérisoire se détacher de l’horreur, mais c’est un moyen. Pour autant, c’est presque une insulte ajoutée aux souffrances des disparus. Les hommes qui ont commis les gestes de la barbarie n’étaient pas fous. Le plan était là, ficelé dans ses moindres détails : on a bâti des usines de mort comme on aurait fait de manufactures de porcelaine ou de fabriques de canons. Tout était prévu, tout était écrit. Et ce fut une industrie sinistrement prospère... Prétendre que ceux qui ont pensé cette extermination étaient fous, c’est presque les excuser de leurs crimes. Et cela est proprement intolérable.
Pourtant, quand on eut pris conscience de l’ampleur de la tragédie, il apparut clairement qu’il serait plus intolérable encore pour chacun d’accepter cette évidence : ceux qui ont tué sont pareils à nous-mêmes, ils sont comme nous, ils sont nous. Nous portons en nous-mêmes les germes du terrible, de la violence et de la haine. Nous portons à la fois, car c’est là notre condition, la mort et la lumière.

Les sociétés sont semblables aux individus qui les composent. Étant entendu qu’il est plus aisé de dissimuler nos peurs que de les gérer, nous avons rapidement glissé sous l’épaisse moquette démocratique les cendres et les ruines de l’ancien monde, et l’occasion qui nous était donné d’affronter notre part d’ombre afin, qui sait ?, d’en triompher. C’est ainsi que le mensonge commence, par omission, par lassitude après tant de souffrances et de privations, par le médiocre espoir qu’au fond tout ira bien et l’idée délirante que ce qui ne se voit pas n’existe pas... C’est ainsi qu’on s’offre une bonne conscience à peu de frais et qu’on peut vivre. C’est ainsi qu’on est humain.

Nous avons donc vécu ces soixante dernières années dans le rêve illusoire d’avoir enfin bâti un modèle de société qui nous protège de nous-mêmes. Nous avons cru longtemps, malgré bien des vicissitudes, que nos peurs ne nous sauteraient plus à la gueule, que c’en était fini du « temps du sang et de la haine », que l’avenir serait enfin pour nous clément et pacifique, à Göttingen ou à Paris. Malgré la guerre froide, malgré les décolonisations sanglantes, malgré « les petites guerres » si pittoresques de l’Afrique et les coups d’État qui n’existent qu’entre 20 h et 20 h 30 à la télé, nous avons continué de croire, avec acharnement, que nous serions désormais épargnés par les grands désastres et les grandes douleurs.
Puis, il y eut Saint-Michel, l’avion d’Alger et, dans le beau ciel clair d’un matin de septembre, des tours tombées et du silence. Et les ruines, et la cendre. Et la peur.

Une des conséquence naturelle de la peur est le repli sur soi. Ce mouvement donne naissance à toutes sortes de communautés, le plus souvent bien innocentes, mais méfiantes les unes des autres. Ce forum illustre, à sa manière, un exemple de ces communautés : on s’y retrouve « entre soi », c’est-à-dire entre personnes ayant un intérêt commun, et qui se valorisent les unes les autres (et valorisent ainsi le groupe) en se comparant favorablement à d’autres communautés existantes (le mac c’est mieux que les pécés, les Pink Floyds c’est mieux que Patricia Kaas, le kamasoutra c’est mieux que La Critique de la raison pure, etc.)
L’appartenance à un tel groupe est, d’ordinaire, un facteur apaisant pour celui qui y participe. Rien n’est pire que de se retrouver seul face à soi-même, et c’est pourquoi même les plus farouches anti-sociaux se retrouvent au sein de sociétés secrètes… L’aspect le plus négatif du communautarisme est qu’il entretient une peur plus ou moins latente de tout ce qui n’appartient pas au groupe. En outre, quitter le groupe ou l’ouvrir à d’autres communautés est le plus souvent ressenti comme une trahison par les autres membres. Mais, là encore, tout dépend de la communauté en question : je ne crois pas que s’affranchir de ce forum puisse être ressenti comme une trahison par quiconque… Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de groupes humains.

Dans son thread intitulé « J’aime les gens... mais pas tous !!!! », thebig a bien décrit le mécanisme de la haine. Confronté à des individus très différents de lui, par leur comportement, par leur attitude, il prend peur, et sa peur se transforme aussitôt en une haine délirante qui lui fait commettre quelques écarts de langage et bien des erreurs de jugements. Mais quel jugement peut-il y avoir dans un esprit inquiet ? Comment contrôler l’intensité de cette haine quand elle s’attache à des détails tels que la démarche de l’autre, ses vêtements, son apparence ?... (2)

Car la question est au fond toute simple : de quoi avons-nous peur ? De ce qui nous met en danger, physique ou moral. De ce qui nous expose ou nous engage. De ce qui est différend de nous et, plus précisément, de tout ce que nous ne comprenons pas, tant au niveau intellectuel que par simple analogie avec ce que nous sommes. Le problème vient donc de nous et non du monde. Mais ce que nous sommes, puisque c’est de cela dont il est question, le savons-nous vraiment ? Acceptons-nous notre propre haine, notre propre violence, notre colère, notre arrogance, notre noirceur ? Avons-nous conscience de notre différence dans un monde où tout a été mis en œuvre pour que nous soyons si semblables les uns aux autres, pour que nous n’ayons plus à nous craindre à défaut de pouvoir nous aimer ?

Quand vient le matin, après le sommeil lourd et sans rêve, j’ai froid. Tous les matins, je sens la peur glacée dans mes veines, courir le long de mes bras, dans ma poitrine et sur mon cœur. Oh oui, je sais bien ce que c’est qu’avoir peur... Peur de la solitude et, loin d’elle, peur du regard de l’autre, de sa malveillance supposée ou, pire, de son indifférence. Mon mensonge, celui qui dit que je tout pareil aux autres, m’effraie. Je sais au fond de moi que je ne suis pas comme eux, et cette pensée me terrorise. Je sais que, ni meilleur ni pire, je suis pourtant bien différent. Bien différent de celui que j’aime et dont je ne sais pas s’il m’aimera au moins un peu ; bien différent de celui que je hais et dont j’ignore encore qu’il est semblable à moi.

Je voudrais ne plus avoir peur. Je voudrais ne plus avoir froid.

(1) Je n’oublie pas que les Tziganes, les homosexuels notamment ont été exterminés de la même manière.
(2) Ne vois-tu pas, Jean-Luc, comme en les haïssant tu deviens leur semblable ? Comme en cédant à la peur, tu deviens tout ce que tu hais ?

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