Toto et les filles
Dans la vidéo promotionnelle réalisée à loccasion du lancement du nouvel iMac, Jonathan Ive, vice-président dApple en charge de la stylique industrielle, déclare : « When you look at it now, it seems so simple, it seems so obvious. And yet again, you know, as usual, the simplest most efficient solution has been the most elusive. » (1)
Le but du stylicien, comme celui du développeur, est ou devrait être dobtenir un résultat qui réponde au mieux aux attentes des utilisateurs en termes defficacité, de simplicité dutilisation et dergonomie. La simplification des outils numériques est un enjeu réel pour les années à venir : la démocratisation de linformatique et dInternet, encore trop souvent réservés à un groupe dinitiés, ne pourra se faire quau prix dun effort conséquent consenti dans ce sens. Pour que chacun puisse avoir accès aux formes numériques de la communication, il faut que la technologie sefface au profit dune approche plus intuitive, à la portée de tous, et peut-être tout simplement plus humaine. Bref, il faudrait pouvoir oublier lordinateur pour utiliser un ordinateur, de la même manière quil faut oublier sa voiture pour bien la conduire.
Or, si je sais pourquoi jai besoin dune voiture (pour aller travailler, pour aller au ciné, pour rester bloquer dans les bouchons avec Claire et les enfants sur la route du Touquet), javoue que je reste perplexe quant à lusage courant qui est fait des outils numériques de la communication. Ce qui minterroge surtout, cest que la simplification toujours accrue de ces outils (informatique, Internet et réseaux
), loin daffranchir nos esprits des contraintes liées aux nouveaux supports (mail, chat, forums
) et de nous permettre ainsi dexprimer plus librement la complexité inhérente à notre condition humaine, saccompagne le plus souvent dun déplorable appauvrissement de la pensée et dun mépris à peine latent pour toute tentative dintellectualisation du monde. Comme si la simplicité des outils rendait paradoxalement odieuse toute perspective dune pensée complexe. Quon admire au moins ma mansuétude : je blâme loutil, pas ceux qui lutilisent. Je nai pas pour habitude de tirer sur mes lecteurs et je nai pas le goût des balles dans le pied. Et quon ne se méprenne pas sur mes intentions : je nenvisage pas un éloge de la complexité qui soit une sorte dapologie de la masturbation intellectuelle. Je confesse même un certain dédain pour lérudition gratuite et tape-à-lil, comme pour le verbalisme diarrhéique. Je nai pas plus daffection pour les gens qui sécoutent trop et qui nécoutent queux-mêmes que pour ceux qui nont rien à dire et ne ratent jamais une occasion de le faire savoir ce qui tend à réduire singulièrement le cercle de mes amis
Le monde à côté de lécran, celui des États en guerre, des conflits ethniques, des chanteurs en préfabriqué, des crises économiques, du racisme, des déchirements amoureux et des déjeuners entre amis sous les avions qui tombent, ce monde est la complexité même. Une complexité irréductible, parfois effrayante, ennuyeuse à coup sûr et à laquelle il est si tentant dopposer la belle simplicité de pseudos évidences, dailleurs le plus souvent haineuses. Car cest ainsi que les étrangers prennent le travail des bons Français, que lEurope asphyxie les États qui la composent, que les Américains ne lont pas volé et que les Juifs, porteurs de tous les maux de la terre, devaient être exterminés. Pour ne citer que quelques exemples
Plus sournoise encore est la litanie des bons sentiments servie par la démagogie généreuse, qui dit que la guerre cest pas bien, que la politique cest tout pourri, quil faut donner à manger à ceux qui ont faim, soigner ceux qui sont malades. Tout cela est effectivement bel et bon. Qui se refuserait à y souscrire ? Mais qui sait aussi quil nest pas toujours si évident dempêcher les guerres, de gouverner des peuples habités par la passion du mécontentement, ou de sauver, au cur de pays déchirés, des enfants victimes de famines méthodiquement planifiées ?
En favorisant les échanges internationaux entre les individus, les nouvelles technologies nous offrent loccasion dessayer de mieux appréhender la complexité du monde. Et la nôtre. Quen faisons-nous ? Quelle place laisserons-nous sur lécran, à côté des histoires de Toto et des filles dénudées, pour les équations humaines et les rêves de possibles à venir ?
(1) « Quand vous le regardez maintenant, il [le nouvel iMac] semble si simple, si évident. Et pourtant, vous savez, cette fois encore la solution la plus simple et la plus efficace a été la plus dure à trouver. » Voir la vidéo.
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