MCP
« Le Rêve est une seconde vie. Je nai pu percer sans frémir ces portes divoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont limage de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer linstant précis où le moi, sous une autre forme, continue luvre de lexistence. »
Gérard de Nerval, Aurélia.
Depuis quelques mois que je fréquente ces forums, une question mobsède. Cest une question toute personnelle, mais dont jimagine sans peine que beaucoup dautres se la sont posé avant moi : « Quest-ce que je fous ici ? » Quon se rassure sur mes intentions, il ne sagit pas une fois encore dajouter du venin à la soupe et la question na pas les conséquences métaphysiques quon pourrait craindre. Quand je dis ici, je ne parle pas du monde en général et de lexistence. Je veux simplement dire ici, devant cet ordinateur où se passent des heures, face à cet écran où saffichent tour à tour la litanie des threads du bar ou les fenêtres diChat qui me relient à dautres écrans et, au bout des câbles, à dautres hommes.
Il y a une sorte denvoûtement dans la façon dont chaque soir, fatigué ou non, heureux ou non, jallume la bécane dans la pièce du premier. Je minstalle alors mollement, par des rituels connus, dans les méandres de lexistence numérique qui mappelle, comme feraient des sirènes planquées dans ma RAM et qui murmureraient mon nom. Du bout des doigts, je commande, jordonne, et tout un petit monde de dossiers, dimages, de musiques et de liens qui memmènent partout sanime pour me satisfaire, pour me contenter, pour me plaire et ne plaire quà moi. Dans un coin de lécran, la fenêtre du chat. Parlerai-je à celui-ci, à cet autre ? Non. Je les ai assez vus. Je veux quils se taisent. Quoi ? On me parle ? Qui ose faire ainsi intrusion dans mon silence ? Je bannis comme je donne audience, par le seul droit de mon bon vouloir
On est bien dans la machine. Ici, personne ne discute mes ordres ou mes désirs. Jorganise ma vie comme une vie rêvée, sans obstacle, sans prise de tête. Tout mobéit. Tous mobéissent. Tout lunivers est suspendu à mon pointeur et la longueur du nez de Cléopâtre a bien moins de pouvoir sur la face du monde quun de mes clics déterminés. Jexagère à peine.
Comme elle est rassurante cette petite vie bien ordonnée (ou bien désordonnée dailleurs). Comme on se sent loin de la réalité parfois sordide, des petites mains tordues dans les couloirs dhôpitaux, des factures qui tombent, des guerres et des néants quotidiens. Comme on est à labri dans cet univers aseptisé où tout obéit au doigt et à lil, où tout se maîtrise. Je lis ce que je veux, jécris ce que je veux, les filles dénudées ne mordent pas et les garçons se laissent mater sans menace Tout est tout simplement si simple, si lisse et, comme Alice, tout glisse au pays des merveilles.
Les heures passent. Sur lécran, je continue décrire la vie dun autre. Cette vie-là qui ne peut pas être la mienne. Il ny a pas de pays merveilleux à travers les fenêtres du Mac. Les hommes qui me mordraient sont ailleurs, à travers dautres fenêtres, dans un autre monde où rien ne se contrôle, où les portes sont dures à pousser et où je ne commande pas au silence. Il y a des senteurs nauséabondes et parfois fabuleuses qui viennent de là-bas, des digicodes avec des voix heureuses, des champs sous le soleil, des villes immenses avec de vrais morceaux dhumanité dedans. Et là, tandis que la nuit est claire au dehors et quil me suffirait de tourner la tête pour me laisser éblouir par son obscurité, le nez collé à mon écran dans les volutes de mes américaines, je nen finis pas de questionner la machine : « Quest-ce que je fous ici ? »
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