dimanche 2 septembre 2007

Belle raison

C'était facile. Un coup de talon sur le gravier, assez violent tout de même pour être sûr de ne pas la rater, et c'était tout. J'étais assis en train de fumer quand je l'ai aperçue qui courrait se cacher sous un caillou : une scutigère véloce, grisâtre, presque transparente sous le soleil, mais dont la vue me remplit aussitôt de dégoût. Alors je l'ai écrasée, comme ça, d'un coup de pied parmi les pierres, bien fort, sans faire de détail, sans penser à rien d'autre qu'à tuer, vite et aveuglément. Après, je me suis rassis sur le banc et j'ai terminé ma cigarette en regardant vers l'endroit où je venais de frapper, attendant pour m'assurer de sa mort la fin des spasmes qui agitaient encore les membres ciliaires du petit animal.
Qu'est-ce que j'ai pu tuer comme bestioles ! Des araignées surtout, des moustiques. Je n'aime pas ça les araignées, particulièrement les grosses, les noires, celles qui traînent dans les greniers et dans les chambres en été, quand on a laissé la fenêtre ouverte pour rafraîchir un peu. Ça me surprend toujours quand j'en trouve une sur le mur dans la pénombre. Les araignées, comme la scutigère, me dégoûtent violemment. Bien sûr, je ne suis pas le seul dans ce cas. La plupart des gens font pareil : une araignée sur le mur, on saisit le premier journal qui traîne, on s'approche avec crainte et précaution, on frappe, c'est tout. C'est simple.
Ce qui me gêne après coup avec ma scutigère morte, c'est l'absence de raison à mon geste. L'animal ne représentait aucune une menace pour moi : les scutigères ne mordent que rarement et encore leur venin est-il sans conséquence pour un homme ordinaire. Au contraire, loin de vouloir m'attaquer, elle cherchait à s'enfuir, à trouver un abri frais et humide où se faire oublier. C'est comme ça les scutigères, fragile et donc craintif, prompt à se dissimuler pour qu'on leur laisse vivre leur petite vie d'arthropode, d'ombre et de discrétion.
Son apparition soudaine m'a effrayé et c'est pourquoi je l'ai tuée. Elle était laide. En une fraction de seconde, mon cerveau a décidé sa mort, mes jambes m'ont soulevé, transporté jusqu'à elle et mon pied a frappé. Je n'ai pas réfléchi.
Les gens croient toujours que la vie est compliquée, mais ils se trompent. La vie est extrêmement simple, peut-être trop pour être honnête. Ce qui la rend compliquée, c'est la perception que nous avons des événements et la justification de nos actes par leurs circonstances. « Je l'ai tué parce que… Je l'ai baisé parce que… » Il faut toujours tout expliquer, tout maquiller. La réalité, au fond, est toujours décevante. Il vaut alors bien mieux se garder sous le coude une bonne raison, une belle raison prête à transfigurer la médiocrité du réel, à rendre romanesque l'acte le plus sordide. « Il m'a fait peur… Elle me chauffait terrible… J'étais comme fou… » La vérité se dilue dans le fantasme de soi comme du sirop dans l'eau de Vichy. Souvent, on a pas réfléchi. On a juste été le plus fort, le plus brutal, le plus soudain. Il n'y a pas de bonne raison. Il n'y a que les secrets mensonges qu'on se murmure, auxquels se raccrocher pour éviter d'attirer la lumière sur la laideur qui cherche à se cacher. Il n'y a plus que des mensonges et des larmes, les jours fastes. Il n'y a plus que 1933.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je me suis toujours demandé ce que je ferais si un jour en voiture, je renversais un vélo, un piéton. S'arrêter, assumer son geste, même involontaire. Alors un geste volontaire... Depuis le collège, mon nom de famille m'a toujours poussé à me poser la question justement du "Et si en 1933 ou 1940... comment aurai-je réagi" C'est parfois assez effrayant. Mais bon, y'a aussi parfois de l'espoir ;) Teo

Xavier Moulia a dit…

L'espoir n'est que le mensonge dont on habille le malheur en attendant qu'il passe, s'il passe un jour. Seul le désespoir mène à l'action.

Anonyme a dit…

C'est bien ça qui est effrayant. Il s'agit au fond d'un acte libre. Je sais, au fond de moi, que j'ai délibérément écrasé la bête, que c'est tout mon être qui étais dans mon talon. Je le sais, oui et pourtant, je cherche une raison, je cherche à m'absenter de moi-même.

CS