À la promenade
Elles marchaient à une dizaine de mètres devant nous. L'après-midi avait été clémente et, après avoir terminé la rituelle partie de cartes, nous étions convenus d'aller prendre l'air vers le sous-bois. La promenade était courte, mais la route convenait parfaitement au fauteuil de mon père et aux jambes instables de ma mère. Ma tante nous accompagnait.
Quelques panaches de brume accrochés aux crêtes annonçaient un soir gris mais, pour l'heure, le ciel était encore clair et les rayons du soleil à travers les branches des chênes projetaient des jeux de lumière sur l'asphalte bleuâtre.
Nous étions déjà sur le chemin du retour.
Je poussais doucement le fauteuil, silencieux, n'ouvrant seulement la bouche que pour m'assurer du bien-être de mon père. Ma tante, qui n'avait pas quitté son tablier de cuisine, et ma mère, appuyée sur sa canne, ouvraient la marche en causant.
Je ne prêtais guère attention à leur bavardage lorsqu'une phrase me sortit de la rêverie où j'étais plongé. De sa voix suraiguë, ma tante dénonçait avec dégoût les orgies auxquelles se livrent les jeunes gens l'été, sur la côte — elle y possède un appartement —, et tout particulièrement « les hommes entre eux ». Elle avait insisté sur ce détail, sordide entre tous, et ma mère n'avait pas bronché.
Sur le moment, j'étais estomaqué. J'avais l'impression qu'on venait de me gifler sans raison. Je pensais réagir, expliquer, mais je renonçai presque aussitôt. Ma tante a 80 ans. Bien qu'elle soit en pleine forme, il ne fait aucun doute qu'elle va bientôt mourir. À quoi bon l'émouvoir inutilement ? À quoi bon dire à quelqu'un qui ne veut, qui ne peut pas entendre, que tous les hommes « entre eux » ne s'adonnent pas à des orgies et qu'il en est, près d'elle, qui vivent un amour ordinaire, sans frasques, sans fêtes, sans débauche, avec des problèmes de fins de mois difficiles, des factures et des fleurs ?
D'ailleurs, je ne me suis pas senti blessé par sa remarque. Elle ne me concernait pas. Ce qui m'a profondément blessé, c'est le silence plein de honte de ma mère. Pas ma mère elle-même, mais ce silence où je l'ai vu tomber, le regard de côté, s'intéressant précipitamment aux fougères du talus pour se donner une contenance, tandis que ma tante, imperturbable, poursuivait en toute innocence son babil nauséabond. Je dis « en toute innocence » car ma tante est ainsi : bonne et brave, joyeuse et colérique, profondément négligente de l'impact que ses propos peuvent avoir sur son entourage, mais incapable d'être méchante à dessein. Nous avons donc poursuivi notre promenade, à quelques mètres l'un de l'autre.
Dans l'ombre légère des chênes, ma mère avançait à pas lents. Papa fit signe qu'il avait froid. Nous étions presque rendus.
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