dimanche 19 janvier 2003

Monsieur Bougredane

Madame Germaine a un amoureux.

Il y a une quinzaine de jours, alors que j’étais resté chez moi pour soigner une méchante sinusite et que je traînais assez lamentablement d’une pièce à l’autre de mon appartement, dont le sol fleurissait peu à peu de petits mouchoirs blancs, en regardant par la fenêtre qui donne sur la rue, je les aperçus.
C’était jour de marché. Germaine s’en retournait à son premier étage encaustiqué, serrant contre elle un cabas d’où dépassaient deux maigres poireaux annonçant la soupe du midi. Elle était suivie par un petit homme frêle qui peinait manifestement sous le poids d’un cageot un peu trop grand pour lui et un peu trop rempli. L’aspect d’une laitue en particulier retint mon attention. Je songeais que l’humble salade avait sans doute fait les frais d’une de ces âpres batailles dont Germaine et Madame Picard, notre poissonnière, ont le secret, et qu’elles se livrent d’ordinaire à l’étal des primeurs. Conquis de haute lutte, le légume avait évidemment beaucoup perdu de sa superbe, mais je devinais que Germaine savourerait en chaque feuille le souvenir de sa victoire du matin sur la veuve Picard.
Pour l’heure, affairé à trouver à mon nez un secours charitable, je ne quittais pas des yeux l’homme au cageot, me figurant qu’il s’agissait de quelque commis chargé de venir en aide à la dinde du premier, et m’amusant de l’application qu’il mettait à ne rien renverser en dépit d’un encombrement maximal. Je pensais à l’âne de la fable transportant les reliques sacrées, mais le petit homme surchargé avait bien moins d’arrogance dans son allure et sa tenue, et les laitues de Germaine n’ont à coup sûr pas la vertu miraculeuse des os de saints…
Quand ils furent arrivés au bas de l’immeuble, le petit homme remit à Germaine le cageot débordant et, à ma grande surprise, profitant de l’embarras de celle-ci, il se jeta à son cou pour déposer un rapide baiser sur chacune de ses grosses joues roses. Germaine resta interdite, le regardant avec un air encore plus hébété qu’à l’ordinaire. Elle ne dit pas un mot. En passant la porte, elle fit tomber sans s’en rendre compte la laitue de la veuve Picard. Resté sur le trottoir où il s’était tenu coi, se contentant de chiffonner du bout des doigts une casquette à la Prévert, l’homme ramassa le légume avec une infinie délicatesse. Puis, ayant jeté un dernier regard à la porte de l’immeuble, il remonta la rue d’un pas léger et lent.

Quelques jours plus tard, tandis que je descendais l’escalier pour me rendre à un dîner entre amis, je croisais le petit homme qui campait avec un air hésitant devant la porte de Germaine. Sa tenue n’était pas des plus reluisantes, mais son linge était propre et repassé avec soin. Ses cheveux noirs, plaqués sur l’arrière à grands renforts de gomina, laissaient néanmoins apparaître un début de calvitie qu’on avait tant bien que mal cherché à dissimuler. Les joues creuses et couperosées suggéraient quant à elles un rasage récent, idée que venait renforcer l’odeur obsédante d’une Cologne bon marché. Enfin, ses mains appliquées une nouvelle fois à torturer l’étoffe de sa casquette trahissaient la nervosité qui faisait perler la sueur à son front.
Il venait de sonner à la porte. À l’intérieur de l’appartement, la voix de Germaine retentit. Un « Qui c’est ? » lointain mais fort peu discret répondit au coup de sonnette. Le petit homme inquiet colla sa bouche contre le bois et murmura une phrase inaudible. « Comment ? », fit la voix de Germaine, d’autant plus terrible que le traînement si familier de ses savates annonçait désormais son arrivée près de la porte. « C’est Monsieur Bougredane ! », cria le petit homme dans un effort ultime, désespéré, pour se faire entendre. J’avais un peu lambiné sur les marches pour ne rien rater de la scène, mais quand j’entendis ce nom, un fou rire me prit presque aussitôt et je dévalais alors l’escalier pour épargner à l’handicapé patronymique l’affront d’une humiliation dont on pouvait légitimement penser qu’elle viendrait s’ajouter à une liste déjà longue de brimades diverses.
Je suis un enfant de Pif Gadget. Comme beaucoup d’enfants qui ont appris à lire au moment où le pétrole devenait hors de prix, je me souviens d’une bande dessinée de Kamb, intitulée Dicentim, le petit Franc, et qui parut dans Pif pendant assez longtemps. L’ennemi juré du jeune héros s’appelait Bougredane et le garçonnet courageux passait le plus clair de son temps à chercher de nouveaux moyens d’humilier ce dernier. Tandis que je courais ainsi vers la rue en étouffant mon rire, ce souvenir enfantin me revint, et lorsque j’atteignis enfin le pavé dans les lumières du soir, j’éclatais en me remémorant la fière boutade du jeune guerrier roux : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

Hélène est passée ce soir. Je l’avais rencontrée au chinois du coin où j’étais allé manger avec des amis. C’est fou ce que j’ai comme amis certains soirs… Elle était à table avec sa sœur et un homme qu’elle me présenta plus tard comme une relation d’affaires ; ils mangeaient des nems et avaient l’air de beaucoup s’amuser. Elle m’avait plu dès le premier coup d’œil. Je sais bien que c’est toujours un peu bête de dire ça comme ça, mais c’est vrai en ce qui me concerne. Ce soir-là, j’ai eu bien du mal à regarder ailleurs et mes ailleurs tentés allaient mourir vers elle.
Elle devait passer me prendre à 8 heures. Nous allions dîner ensemble pour fêter un contrat qu’elle avait décroché. Elle arriva très précisément à l’heure convenue, mais je devinai immédiatement en lui ouvrant la porte que nous n’irions pas dîner. Elle avait des choses à me dire, il fallait qu’on parle et tout était fini. Il n’y aurait plus de restaurant, plus d’amour, plus rien à fêter pour nous ou entre nous, puisque « nous » mourait avec elle, inexorablement, tout doucement et sans un cri.
Après son départ, je restais un moment dans le silence retrouvé de mon appartement. Certains soirs, c’est fou, on est bien triste et il n’y a pas d’amis, et tout est un peu lourd. Je pris le téléphone pour annuler ma réservation puis, comme cela m’arrivait de temps à autre, je téléphonai au chinois du coin pour commander une assiette. Debout dans l’entrée, j’attendais le livreur en me regardant dans la glace. Je la revoyais ce premier soir, son sourire si doux et ses mains délicates qui enroulaient avec soin les nems dans les feuilles de laitue. Alors, bien fugitive, l’image du petit amoureux de Germaine se superposa à la mienne sur le miroir. Et tandis que je le voyais s’en aller de ce pas si léger avec sa salade à la main, je me murmurais à moi-même : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

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