Monsieur Bougredane
Madame Germaine a un amoureux.
Il y a une quinzaine de jours, alors que jétais resté chez moi pour soigner une méchante sinusite et que je traînais assez lamentablement dune pièce à lautre de mon appartement, dont le sol fleurissait peu à peu de petits mouchoirs blancs, en regardant par la fenêtre qui donne sur la rue, je les aperçus.
Cétait jour de marché. Germaine sen retournait à son premier étage encaustiqué, serrant contre elle un cabas doù dépassaient deux maigres poireaux annonçant la soupe du midi. Elle était suivie par un petit homme frêle qui peinait manifestement sous le poids dun cageot un peu trop grand pour lui et un peu trop rempli. Laspect dune laitue en particulier retint mon attention. Je songeais que lhumble salade avait sans doute fait les frais dune de ces âpres batailles dont Germaine et Madame Picard, notre poissonnière, ont le secret, et quelles se livrent dordinaire à létal des primeurs. Conquis de haute lutte, le légume avait évidemment beaucoup perdu de sa superbe, mais je devinais que Germaine savourerait en chaque feuille le souvenir de sa victoire du matin sur la veuve Picard.
Pour lheure, affairé à trouver à mon nez un secours charitable, je ne quittais pas des yeux lhomme au cageot, me figurant quil sagissait de quelque commis chargé de venir en aide à la dinde du premier, et mamusant de lapplication quil mettait à ne rien renverser en dépit dun encombrement maximal. Je pensais à lâne de la fable transportant les reliques sacrées, mais le petit homme surchargé avait bien moins darrogance dans son allure et sa tenue, et les laitues de Germaine nont à coup sûr pas la vertu miraculeuse des os de saints
Quand ils furent arrivés au bas de limmeuble, le petit homme remit à Germaine le cageot débordant et, à ma grande surprise, profitant de lembarras de celle-ci, il se jeta à son cou pour déposer un rapide baiser sur chacune de ses grosses joues roses. Germaine resta interdite, le regardant avec un air encore plus hébété quà lordinaire. Elle ne dit pas un mot. En passant la porte, elle fit tomber sans sen rendre compte la laitue de la veuve Picard. Resté sur le trottoir où il sétait tenu coi, se contentant de chiffonner du bout des doigts une casquette à la Prévert, lhomme ramassa le légume avec une infinie délicatesse. Puis, ayant jeté un dernier regard à la porte de limmeuble, il remonta la rue dun pas léger et lent.
Quelques jours plus tard, tandis que je descendais lescalier pour me rendre à un dîner entre amis, je croisais le petit homme qui campait avec un air hésitant devant la porte de Germaine. Sa tenue nétait pas des plus reluisantes, mais son linge était propre et repassé avec soin. Ses cheveux noirs, plaqués sur larrière à grands renforts de gomina, laissaient néanmoins apparaître un début de calvitie quon avait tant bien que mal cherché à dissimuler. Les joues creuses et couperosées suggéraient quant à elles un rasage récent, idée que venait renforcer lodeur obsédante dune Cologne bon marché. Enfin, ses mains appliquées une nouvelle fois à torturer létoffe de sa casquette trahissaient la nervosité qui faisait perler la sueur à son front.
Il venait de sonner à la porte. À lintérieur de lappartement, la voix de Germaine retentit. Un « Qui cest ? » lointain mais fort peu discret répondit au coup de sonnette. Le petit homme inquiet colla sa bouche contre le bois et murmura une phrase inaudible. « Comment ? », fit la voix de Germaine, dautant plus terrible que le traînement si familier de ses savates annonçait désormais son arrivée près de la porte. « Cest Monsieur Bougredane ! », cria le petit homme dans un effort ultime, désespéré, pour se faire entendre. Javais un peu lambiné sur les marches pour ne rien rater de la scène, mais quand jentendis ce nom, un fou rire me prit presque aussitôt et je dévalais alors lescalier pour épargner à lhandicapé patronymique laffront dune humiliation dont on pouvait légitimement penser quelle viendrait sajouter à une liste déjà longue de brimades diverses.
Je suis un enfant de Pif Gadget. Comme beaucoup denfants qui ont appris à lire au moment où le pétrole devenait hors de prix, je me souviens dune bande dessinée de Kamb, intitulée Dicentim, le petit Franc, et qui parut dans Pif pendant assez longtemps. Lennemi juré du jeune héros sappelait Bougredane et le garçonnet courageux passait le plus clair de son temps à chercher de nouveaux moyens dhumilier ce dernier. Tandis que je courais ainsi vers la rue en étouffant mon rire, ce souvenir enfantin me revint, et lorsque jatteignis enfin le pavé dans les lumières du soir, jéclatais en me remémorant la fière boutade du jeune guerrier roux : « Bougredane et bougre dandouille ne font quun ! »
Hélène est passée ce soir. Je lavais rencontrée au chinois du coin où jétais allé manger avec des amis. Cest fou ce que jai comme amis certains soirs
Elle était à table avec sa sur et un homme quelle me présenta plus tard comme une relation daffaires ; ils mangeaient des nems et avaient lair de beaucoup samuser. Elle mavait plu dès le premier coup dil. Je sais bien que cest toujours un peu bête de dire ça comme ça, mais cest vrai en ce qui me concerne. Ce soir-là, jai eu bien du mal à regarder ailleurs et mes ailleurs tentés allaient mourir vers elle.
Elle devait passer me prendre à 8 heures. Nous allions dîner ensemble pour fêter un contrat quelle avait décroché. Elle arriva très précisément à lheure convenue, mais je devinai immédiatement en lui ouvrant la porte que nous nirions pas dîner. Elle avait des choses à me dire, il fallait quon parle et tout était fini. Il ny aurait plus de restaurant, plus damour, plus rien à fêter pour nous ou entre nous, puisque « nous » mourait avec elle, inexorablement, tout doucement et sans un cri.
Après son départ, je restais un moment dans le silence retrouvé de mon appartement. Certains soirs, cest fou, on est bien triste et il ny a pas damis, et tout est un peu lourd. Je pris le téléphone pour annuler ma réservation puis, comme cela marrivait de temps à autre, je téléphonai au chinois du coin pour commander une assiette. Debout dans lentrée, jattendais le livreur en me regardant dans la glace. Je la revoyais ce premier soir, son sourire si doux et ses mains délicates qui enroulaient avec soin les nems dans les feuilles de laitue. Alors, bien fugitive, limage du petit amoureux de Germaine se superposa à la mienne sur le miroir. Et tandis que je le voyais sen aller de ce pas si léger avec sa salade à la main, je me murmurais à moi-même : « Bougredane et bougre dandouille ne font quun ! »
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