dimanche 19 novembre 2006

Le sourire (deuxième partie)

C'était un dimanche de la dernière année. On avait été la chercher à la maison de retraite et on l'avait transportée dans son appartement. L'accident cérébral l'avait laissée paralysée du côté gauche et accéder à l'étage avec son fauteuil exigeait une manœuvre délicate. En outre, elle avait à présent des absences qui lui faisaient confondre les lieux et les situations, parfois même les personnes. Mais, comme c'était le cas ce jour-là, il lui arrivait également d'être pleinement consciente de son environnement et nous cherchions à profiter au mieux de ces instants privilégiés.
J'étais encore un enfant, mais je me souviens assez bien d'un détail de cette journée. Elle avait réclamé qu'on extirpât du fond d'une armoire une vieille boîte à chaussures de carton gris. On déposa l'objet sur un linge déplié sur ses genoux et elle l'ouvrit. Comme on pouvait s'y attendre, la boîte ne contenait ni souliers ni bottines. Elle regorgeait en revanche de photographies anciennes, dont bon nombre remontaient à l'époque de sa jeunesse à Orléans.
Charles, le père, joueur et coureur de jupons, était parti on ne sait où. La légende familiale situait son dernier domicile au cimetière du Père-Lachaise. Mais, en dépit d'un voyage entrepris dans ce but à l'occasion de ses 80 ans, elle ne l'avait jamais retrouvé. Aline était morte peu de temps après des suites de couches difficiles. Elle avait donc quitté Beaugency pour la maison de ses grands-parents qui tenaient une boucherie à la rue Bannier. Une photo volée la montrait à 20 ans, fumant en cachette au fond du jardin. Sur une autre, on la voyait de face. Elle était fine et pâle, avec des yeux transparents, et malgré un sourire délicat, elle semblait immensément triste.
Quelques souvenirs plus loin, elle s'arrêta sur la photographie d'un soldat. Debout, posant pour l'occasion et la postérité, le gaillard crânait. Il portait des bacchantes superbes et une barbe fournie. Au mieux, il avait 25 ans, mais il en paraissait 40. Elle lui sourit.
Ces yeux, cet air farouche, nous ne les avions jamais vus auparavant. Ce visage, nous ne le connaissions pas. Alors, devant nos mines étonnées et nos questions pressantes, elle sortit de sa rêverie, et nous contemplant l'œil rieur elle dit simplement : « C'est Willy. »

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