dimanche 19 novembre 2006

Le sourire (première partie)

— Est-ce que tu m'aimes ?
Il avait demandé cela d'une voix blanche et elle avait été surprise. Un « Oh » s'était arrêté sur ses lèvres et elle avait rougi violemment en baissant le regard. D'un geste machinal, comme à bout de souffle, elle avait doucement posé sa main contre sa robe, puis, trahissant son émotion, ses doigts avaient entrepris d'ajuster un bouton sur la veste en velours de Willy. Alors, tout aussi simplement, elle avait relevé la tête et s'était mise à caresser sa joue, une joue jeune et ferme, rasée du matin et qui sentait encore bon la Cologne, une joue douce, chaude et familière.
Elle le regarda fixement. Une étrange lueur passa au fond de ses yeux noirs et un voile de sueur se posa comme une fièvre à son front.
Il bredouilla :
— Tu dois me le dire… maintenant… tu sais…
— Je sais, répondit-elle dans un murmure absent.
— Le train…
— Je sais, dit-elle encore.
— Peut-être à Noël…
Il ne finit pas sa phrase.
Ils étaient là à se regarder au milieu de la foule se bousculant sur le quai, lui dans sa veste râpée, un baluchon sur l'épaule et une valise dans chaque main, elle dans sa robe de coton gris.
Le chagrin du départ la frappait d'un étrange mutisme. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire, qu'il faudrait qu'elle lui dise, mais elle ne les disait pas. Il lui semblait que le silence était le meilleur garant de son retour, qu'il reviendrait pour entendre, qu'il survivrait par ces non-dits. Il fallait bien qu'il y ait cet espoir. Sans cela, elle s'effondrerait et tout serait fini. Elle le sentait. Elle devinait en elle cette douleur aiguë du désespoir qui la terrasserait s'il ne revenait pas.
Elle l'embrassa à pleine bouche.
Un conscrit lança : « Ben mon vieux, y s'emmerde pas çui-là! », un autre appuya son « Mazette ! » d'un sifflement vulgaire, et pour finir, un officier débraillé saisit Willy par l'épaule en lui disant d'un air qui s'efforçait d'être sévère : « Allons gars, c'est l'heure… »
Ses bras le serrèrent si fort contre elle, au point de lui faire mal, mais il se dégagea.
— Il faut tu comprends ?
Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang et serra les poings. Il monta dans le wagon et l'officier referma la portière sur eux. Aux fenêtres et sur le quai, de grands mouchoirs de batiste s'agitaient comme autant de redditions.
Serrant bien fort ses bagages dans la bousculade, il joua des coudes pour se frayer un passage jusqu'à la vitre. Pressé contre le verre par la cohue, il lui cria : « Je t'écrirai ! Tous les jours ! Tu entends ? Tous les jours. » Elle fit oui de la tête.
Puis, dans un grand vacarme métallique, le train s'ébranla et se mit en route, et ses yeux le suivirent jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.
Alors, comme il était parti elle murmura son nom. Elle déroula ses poings et vit les marques profondes que les ongles avaient laissées dans la chair de ses paumes. Des larmes diluèrent un peu du sang vermeil qui avait coulé au coin de sa bouche meurtrie, et, blême, elle vacilla.

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