dimanche 19 novembre 2006

Le sourire (dernière partie)

Édouard mourut en juin 1939, âgé de 48 ans. De constitution robuste, sa santé avait toujours été précaire depuis qu'il avait eu les pieds gelés dans une tranchée du côté de Verdun. Naturellement enjoué, la trahison de ses « amis » et la perte de son journal l'avaient plongé dans une mélancolie solitaire qui précipita son décès. Il la laissait donc seule, avec l'imprimerie à faire tourner et cinq bouches à nourrir. Mon père, le petit dernier, n'avait pas tout à fait 8 ans ; elle en avait 45.
Jusqu'à ce jour de 1981 où, du fond d'une boîte en carton, resurgit son visage, elle n'avait jamais mentionné l'existence de Willy. J'ignore d'ailleurs si Édouard ou qui que ce soit avait eu connaissance de cet amour passé. Sans cette photo, sans ce moment, sans le handicap qui la délivrait d'elle-même et de ses secrets, personne peut-être n'en aurait rien su.
Pourtant, elle l'avait bien aimé Willy. Elle l'aurait épousé sans doute s'il était revenu, puisqu'ils s'étaient fiancés juste avant le début de la guerre. Combien de fois, respirant les vapeurs d'une Cologne, avait-elle revu son visage ? Combien de fois, au cours de ces années, avait-elle songé au jeune homme crâneur qui nageait dans la Loire ? Il y avait tant de choses qu'elle aurait voulu lui dire que la mort avait empêchées, tant de choses qu'au hasard d'un obus ou d'une balle il avait bien fallu se résigner à dire à un autre, loin de la Loire et d'Orléans, du jardin de la rue Bannier et de la tour Saint-Paterne. Bien sûr il y avait eu Édouard, le bel Édouard qu'elle avait sincèrement aimé. Mais aux soldats qui rentrent de la guerre, on fait toujours payer un peu le prix de leur survie et du chagrin qu'on doit aux disparus. La vie après l'horreur semble une petite lâcheté, et ceux qui n'y étaient pas, ceux qui ne savent pas traînent longtemps l'idée que ceux qui n'y sont pas morts ne sont pas forcément les meilleurs. Alors oui, elle avait aimé Édouard, mais sans passion excessive. Peut-être avait-elle eu peur de le perdre lui aussi, comme son beau nageur troué dans la boue froide d'un ailleurs hostile. Peut-être avait-elle eu peur qu'il l'abandonne, comme Charles, un beau matin. Après tout, les hommes, si peu doués pour l'amour et les joies simples lui avaient apporté bien du malheur.
Mais elle souriait à présent en regardant Willy. Parce que, s'il n'était pas mort loin de ses bras, nous n'aurions pas été là autour d'elle. Parce que, finalement, elle aussi elle avait survécu à l'amour en allé et à la solitude. Et elle ne trouvait pas ça lâche. Elle ne trouvait pas ça lâche du tout. Elle avait en nous regardant la preuve du contraire et cela l'amusait.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

La Loire toujours est là. Je l'ai quittée il y a peu sous l'oeil bienveillant de la tour St Paterne. Hier encore elle se faufilait entre les doigts du pont alors que quelques transis arpentaient ses quais. La saison, comme une pudeur, lui faisait recouvrir ses bancs de sables de ses flots tourmentés.
Je la retrouve de si près dans ton texte. Comme cette impression d'être si proche de cette femme qui sourit à sa vie.