jeudi 14 novembre 2002

Le mur des chiottes

J’achète mes cigarettes au bistrot d’en face, un petit bar aux murs peints de couleurs vives où j’aime aller prendre un café avant de retourner bosser. Tophe, le patron, est un ami. Il suffit généralement d’un salut et d’un signe de tête pour qu’il me serve un petit noir fumant, dont la couleur profonde et l’arôme sévère achèvent d’ordinaire de me plonger dans un état de demi-songe hébété, commun aux seuls amateurs de bonnes tables et aux grabataires désespérés. Ce jour-là, c’était un vendredi, une jeune femme entra dans le café. Elle s’avança à pas pressés vers le comptoir, laissant dans son sillage les effluves légers de Shalimars improbables. Elle acheta un paquet de cigarettes mentholées et sortit presque aussitôt. À travers la vitre, je la regardais s’éloigner dans la rue, où elle s’engouffra dans une Twingo noire avant de disparaître dans la grisaille urbaine.

Il était presque l’heure. Je me sentis soudain l’envie d’aller pisser. Dans les toilettes, au fond du bar, je laissais libre cours à une nature généreuse, prenant soin, dans mon presque sommeil, de canaliser au mieux l’impétuosité de flots que, sur l’instant, j’estimais sans pareils. Je remarquais alors, couvrant les murs autour de moi, des graffitis que je comparais hardiment aux peintures rupestres de Lascaux imprononçables découverts quelques jours plus tôt sur une chaîne du câble. J’associais dans un même mouvement de la pensée le dessin des bisons préhistoriques et le cœur malhabile indiquant que Popaul et Lola, c’est forever. Je me bouleversais dans mon ambiance humide en songeant que la main multimillénaire dont j’avais entrevu l’empreinte sur mon 16/9e était la même qui avait écrit là « Suce ma bite » ou « Totophe est un con ». Je me figurais que les chasseurs esquissés dans le roc couraient à toutes jambes pour abattre enfin la bête fasciste dénoncée sur le carreau de mon époque obscure. J’imaginais le feu autour duquel les pères avaient raconté à leurs fils les chasses interminables, les guerres faussement héroïques et les premières amours d’un soir d’été. Puis ce fut l’heure.


À la question : « Pourquoi n’écris-tu pas sur les forums ? », je répondais invariablement et avec le même sourire que je n’avais pas l’esprit communautaire, que je n’y avais pas ma place, qu’il y avait sans doute — et je le crois toujours — des gens bien mieux placés pour remuer la boue et l’or du monde. Je mentais. J’attendais simplement mon heure et, là encore, elle vint. Je ne regrette pas d’être du voyage. Il y a désormais, sur mon écran, un mur humain parsemé de cris d’amour, de haine, de colère et d’orgueil, plein de petites choses à lire, ridicules ou amusantes, et qui dit aussi parfois la grande solitude des hommes. On y chasse, on s’y fait la guéguerre et on s’aime. On y vit.

Mais ce qu’il n’y a pas sur mon écran, c’est la douceur des soirs d’été, l’odeur obsédante du menthol ou le parfum léger des filles pressées. Il n’y a pas de chair qui se torde, pas de voitures qui s’en vont, pas de ville dans laquelle disparaître. Ils ont bien mis un urinoir, mais je préfère quand même les chiottes du bar à Tophe. Et je ne vais tout de même pas pisser sur mon clavier... Sans rire.

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