Le mur des chiottes
Jachète mes cigarettes au bistrot den face, un petit bar aux murs peints de couleurs vives où jaime aller prendre un café avant de retourner bosser. Tophe, le patron, est un ami. Il suffit généralement dun salut et dun signe de tête pour quil me serve un petit noir fumant, dont la couleur profonde et larôme sévère achèvent dordinaire de me plonger dans un état de demi-songe hébété, commun aux seuls amateurs de bonnes tables et aux grabataires désespérés. Ce jour-là, cétait un vendredi, une jeune femme entra dans le café. Elle savança à pas pressés vers le comptoir, laissant dans son sillage les effluves légers de Shalimars improbables. Elle acheta un paquet de cigarettes mentholées et sortit presque aussitôt. À travers la vitre, je la regardais séloigner dans la rue, où elle sengouffra dans une Twingo noire avant de disparaître dans la grisaille urbaine.
Il était presque lheure. Je me sentis soudain lenvie daller pisser. Dans les toilettes, au fond du bar, je laissais libre cours à une nature généreuse, prenant soin, dans mon presque sommeil, de canaliser au mieux limpétuosité de flots que, sur linstant, jestimais sans pareils. Je remarquais alors, couvrant les murs autour de moi, des graffitis que je comparais hardiment aux peintures rupestres de Lascaux imprononçables découverts quelques jours plus tôt sur une chaîne du câble. Jassociais dans un même mouvement de la pensée le dessin des bisons préhistoriques et le cur malhabile indiquant que Popaul et Lola, cest forever. Je me bouleversais dans mon ambiance humide en songeant que la main multimillénaire dont javais entrevu lempreinte sur mon 16/9e était la même qui avait écrit là « Suce ma bite » ou « Totophe est un con ». Je me figurais que les chasseurs esquissés dans le roc couraient à toutes jambes pour abattre enfin la bête fasciste dénoncée sur le carreau de mon époque obscure. Jimaginais le feu autour duquel les pères avaient raconté à leurs fils les chasses interminables, les guerres faussement héroïques et les premières amours dun soir dété. Puis ce fut lheure.
À la question : « Pourquoi nécris-tu pas sur les forums ? », je répondais invariablement et avec le même sourire que je navais pas lesprit communautaire, que je ny avais pas ma place, quil y avait sans doute et je le crois toujours des gens bien mieux placés pour remuer la boue et lor du monde. Je mentais. Jattendais simplement mon heure et, là encore, elle vint. Je ne regrette pas dêtre du voyage. Il y a désormais, sur mon écran, un mur humain parsemé de cris damour, de haine, de colère et dorgueil, plein de petites choses à lire, ridicules ou amusantes, et qui dit aussi parfois la grande solitude des hommes. On y chasse, on sy fait la guéguerre et on saime. On y vit.
Mais ce quil ny a pas sur mon écran, cest la douceur des soirs dété, lodeur obsédante du menthol ou le parfum léger des filles pressées. Il ny a pas de chair qui se torde, pas de voitures qui sen vont, pas de ville dans laquelle disparaître. Ils ont bien mis un urinoir, mais je préfère quand même les chiottes du bar à Tophe. Et je ne vais tout de même pas pisser sur mon clavier... Sans rire.
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