dimanche 3 novembre 2002

Madame Germaine

Mac OS X 10.2 Jaguar a popularisé le concept de messagerie instantanée (chat) auprès de nombreux utilisateurs, dont je suis, qui vivaient jusqu’alors dans l’ignorance des bienfaits incomparables de la communication directe. Avant cela, il fallait en effet vivre dans la réalité – le seul endroit où se faire servir un bon steak, selon Woody Allen – pour goûter aux délices coupables d’une conversation bien menée, délices à peine compromis par la promiscuité inévitable avec « l’autre » (puisqu’il faut être au moins deux).

On pourrait arguer — on aurait tort de s’en priver — que le chat offre une possibilité de dialogue intercontinental bien difficile à opposer au piètre « Bonjour, Madame Germaine » servi à la voisine du premier. Il y a pourtant dans ce discret et machinal salut matutinal (si, ça existe), je ne sais quoi de profondément humain qui ne laisse pas de m’interroger.
Les forums et autres groupes de discussions offrent un espace où chacun peut s’exprimer librement, en fonction de son humeur ou d’un sujet donné. Le courrier électronique renouvelle le genre épistolaire et l’enrichit de possibilités inédites (échanges de fichiers numériques, photographies, etc.)
Quid du chat ?

Qu’on n’attende pas de moi une attaque en règle visant l’indigence ordinaire des propos échangés sur le chat. Contrairement aux forums ou au mail, la discussion en direct, par sa nature qui est d’être dans l’instant, laisse peu d’espace à la réflexion. Et c’est bien ainsi. Mais à quoi sert-elle, quand elle ne se limite pas aux échanges intimes avec des amis ou des parents éloignés ?
Il n’y a pas d’aspect communautaire du chat. Chaque communauté a ses codes, ses principes fondamentaux qui sont le lien existant entre chacun des membres qui la composent. Ici, une préférence pour le meilleur ordinateur du monde, là pour un chanteur, un groupe ou un compositeur, là encore pour une philosophie ou une religion. Rien de tel sur le chat. Les groupes qui se constituent se sont déjà constitués ailleurs, sur des forums ou dans « l’horrible » réel. Les salons qui sont ouverts reflètent cette appartenance antérieure à un groupe. Vont sur (feu) macgeneration ou sur macbidouille les habitués de ces sites, sur jaguar les utilisateurs anglophones de Mac OS X, etc.
L’utilisateur lambda qui découvre pour la première fois la messagerie en direct se tourne le plus souvent vers un de ces salons, car leur aspect communautaire rassure le profane. Mais le chat est un monde virtuel impitoyable. Il faut souvent donner des coudes pour se faire entendre. Quant à se faire respecter…

Et c’est bien là que le bât blesse. Il n’y a pas à proprement parler de respect sur le chat, puisqu’il n’y a personne, ou pour mieux dire : « puisque les utilisateurs connectés en même temps que moi n’ont pas d’existence réelle à mes yeux. » Ils sont autant d’avatars et de pseudos plus ou moins drôles ou originaux, flanqués ou non de statuts parfois ésotériques. Quel crédit puis-je apporter à ces entités numériques qui jouent à être des personnes ? Quel crédit puis-je avoir, moi qui ne suis plus qu’un avatar, c’est-à-dire — au choix — une transformation du moi réel ou une aberration binaire ?

Madame Germaine astiquant son araucaria sur le palier du premier a bien plus de chair et de poids dans ma perception du réel qu’aucun avatar au monde. Elle n’a pas d’importance sur ma vie, mais elle est. Et je respecte cette humanité fragile, agaçante et empuantie d’encaustique. Ami chatteur qui, à mon image, traîne des jours fades sur un réseau anonyme, n’oublie pas que le monde virtuel est aussi peuplé d’araucarias qu’on astique, et que l’avatar qui te parle pèse son poids sur l’univers le soir.

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