dimanche 19 août 2007

J'ai piscine



La vérité, c'est que je cherche quelqu'un à qui parler, maintenant, ce soir, et que je ne connais personne qui puisse entendre ce que j'aurais à dire. La vérité, c'est qu'il n'y a jamais personne pour entendre, personne qui soit assez disponible, assez tendre, assez compréhensif, personne d'assez inhumain pour entendre sans avoir envie de frapper, de me rappeler d'un ton sec que c'est dur pour tout le monde et que ce ne sont pas quelques larmes gâchées sur mes états d'âme qui vont changer grand-chose, que je ferais bien mieux de me bouger le cul. Pourtant je n'ai rien demandé, pas même qu'on me plaigne, surtout pas ça. Je voulais juste, histoire de voir, garder la tête sous l'eau comme quand on était gosses, sans respirer, sans autre bruit que celui de la pression dans les oreilles, les yeux ouverts, porté par les bras invisibles de l'eau chlorée. Je voulais juste un truc comme ça et qu'il y ait des bras ce soir, juste ce soir, pour me porter.
J'ai un peu l'impression de me noyer dans une grande piscine d'hommes. Tandis que je me débats, que mon cœur me tire vers le fond comme un boulet, comme un piano, je cherche vainement une oreille, un regard. C'est comme un film au ralentit, et je les vois tous là, avec leurs cœurs qui traînent et leurs bras qui gigotent. Ils frappent la surface de l'eau en espérant qu'on les sorte de là et les éclaboussures les rendent aveugles les uns aux autres. Personne ne viendra. Personne ne s'en sortira. On va juste tous glisser doucement vers le fond, et il y aura même un moment, un bref moment où on aura pas envie de remonter. Parce que sous l'eau, c'est calme. On se sent presque bien. On n'entend plus les cris, les bras qui claquent la surface et le bouillonnement de l'eau rentrée dans les gorges. Les jambes des voisins font des mouvements désordonnés et, parfois, ils cognent avec leurs pieds, sans faire exprès ou dans l'espoir de sauver leur peau en se faisant une marche de la vôtre, un petit escalier de cadavres pour respirer l'air pur. On les regarde se débattre : « Et moi, j'ai l'air de ça ? » Parce que bon, même à ce moment-là, c'est encore soi qu'on regarde, infoutu de comprendre que moi ou lui c'est pareil, qu'on est juste deux cons qui se noient et que la piscine sera encore bien pleine si l'un de nous reste au fond. Ou les deux.
Soudain, l'orteil frotte le revêtement rugueux. Sans réfléchir, on tape, on remonte vers la lumière qui danse à la surface. Mon voisin me sourit. Arrivé en haut on respire un grand coup et on recommence. Au même endroit, avec les mêmes personnes, les mêmes vaines gesticulations. Parce que là haut, il n'y a pas de bras pour nous sortir du bain, personne pour entendre nos cris. C'est dur pour tout le monde. C'est bien pourquoi tout le monde s'en fout.

mardi 14 août 2007

Message de service

Plusieurs lecteurs ayant laissé des commentaires sur ce blog se sont étonnés de leur non publication. Je tiens à les rassurer sur un point : ce n'est pas de mon fait. Il se trouve seulement que, pour une raison dont je cherche encore la cause, aucun de ces messages ne m'est parvenu. En attendant de trouver une solution à ce problème, j'invite donc tous ceux qui le souhaiteraient à m'adresser leurs commentaires, remarques et/ou suggestions à l'adresse suivante : thelair@mac.com. Merci de votre compréhension.

Le problème semble avoir été corrigé.

dimanche 1 juillet 2007

Futur antérieur

Moi, tout ce que je voulais, c'était que tu sois sur les photos de vacances et qu'il y ait nos deux noms sur la porte. Je voulais juste ça, t'écouter me raconter ta journée pendant le repas du soir, nous chamailler pour la télécommande et te sentir blotti contre moi quand le héros serait en danger, ouvrir une bouteille de vin, comme ça, et la boire en sauvages en discutant de riens, danser parfois, sentir ta poitrine contre la mienne, tes bras autour de mon cou, et sourire à la courbure de tes sourcils quand tu dors, marcher dans la rue, contre la pluie, en relevant nos cols, et entendre ton rire quand nous arriverions trempés, ton rire de gorge, aigu et clair, tenir ta tête sur mes genoux et la caresser longuement quand tu serais triste, parler de la banque et de ce prêt qu'on en finirait pas de rembourser, des cartes de vœux en retard et de l'invitation pour samedi soir, imaginer un enfant que tu serrerais en me regardant, qui te ferait pleurer en t'appelant papa et pour lequel j'inventerais des histoires, et puis te voir vieillir sûrement près de moi dans l'espoir lâche de partir le premier et de ne pas avoir à te survivre, et vivre, au jour le jour, le miracle ordinaire de ta présence et des portes qui s'ouvrent sur ton sourire.
Il y aurait eu des voyages, quelques séjours chez des amis, des fins de mois difficiles et le cadeau à trouver sur la liste de mariage de Rachel et Fred. Il y aurait eu les nuits et tu m'aurais enfin appris à m'aimer. J'aurais senti la légèreté de ton corps et la douceur de mon plaisir dans ton contentement, et tu te serais endormi comme un ange repus, ta queue contre ma cuisse et ta main sur mon cœur. Il y aurait eu tous les matins, nos petits-déjeuners en tête-à-tête, la dispute pour la salle de bain et le linge que j'aurais laissé traîner. Et puis, ce jour-là, je t'aurais regardé partir en me disant soudain que, peut-être, c'était la dernière fois. Alors, je t'aurais rattrapé dans l'escalier et tu m'aurais trouvé un air bizarre. Je t'aurais embrassé, je t'aurais serré contre moi et je t'aurais dit que je t'aime, que je voulais juste te dire ça. Et tu m'aurais regardé en souriant, d'un air qui cherche à comprendre. Comme ça. Je voulais juste te dire ça.

6e sens

Au moment où j'ai fermé les yeux, je les ai tous revus mes morts, et, tandis que je n'arrivais pas à détacher mon esprit d'une expression de son regard, je me suis mis à pleurer.
J'ai bien compris le principe de la mort et qu'elle est sans retour, sans lendemain et qu'aucune porte ne s'ouvrira jamais plus sur leur venue. Sans doute est-ce sur cela que j'ai pleuré, sur cette autre certitude placée à côté de la connaissance de ma propre fin, sur la douleur infinie de l'impossible retour, sur la violence de sa réalité. De l'avenir, je ne saurai rien d'autre que cela : ma mort m'attend, aussi patiente qu'inexorable, et le reste du chemin jusqu'à elle je devrai le faire sans vous. Je sais aussi que ce qui reste de vous autres à présent, c'est ce qui restera de moi : une pensée parfois aux anniversaires, une image dans le soir que le temps affadit et dont, au bout du compte, on ne sait plus si elle est un souvenir ou le souvenir d'autres images sur l'album. On oubliera ma voix et l'éclat qui faisait vibrer mes yeux quand je riais. Un jour même, on oubliera mon nom. Je n'en ressens aucune amertume : c'est la règle et je la respecte.
N'empêche que c'est un jeu de con et que, dans le lit où s'agitait mon désespoir hier, je me disais que j'aurais bien donné cinq ans de ma vie triste pour caresser ses mains encore quelques instants, pour sentir ses baisers enfouis dans mes joues rondes. J'ai peut-être été trop aimé pour trouver l'aventure amusante. L'amour est grave. Dire qu'un jour je me persuaderai que tout cela a trop vite passé !

jeudi 5 avril 2007

Chut !

Me voici donc entre chien et loup, à la limite où la volonté de dire marque le pas face à l'indicible, au lieu précis où la pensée renonce à s'incarner. Non que les mots soient absents ou qu'ils soient vains à décrire les mouvements qui agitent mon esprit et mon cœur. En dépit de leur imperfection et de mes efforts pour les contraindre, je me suis résigné à eux, à leur imprécision, à leur violence. J'ai même appris à me satisfaire parfois de leur encombrante fidélité. Ce qui me réduit au silence, c'est autre chose qu'une phrase impossible. C'est l'effroi d'une certitude et la crainte d'un cœur où je n'habite pas. C'est la terreur de la conséquence.

Il y a des choses qu'on ne dit pas pour la seule raison qu'on ne doit pas les dire. Non pas que la morale s'y oppose : dans ses circonvolutions intimes, la pensée fait peu de cas de l'éthique. C'est juste que les choses qu'on dit, on les dit pour quelqu'un, quelqu'un qui, même sur l'oreiller ou dans l'intimité de la promenade, reste une âme étrangère à laquelle nous lie le seul mystère de l'abandon. Car pour finir, rien d'autre n'existe entre nous que ce mystère. Ne pas dire, c'est alors ne pas dévoiler, ne pas exposer, ne pas altérer. Ne pas écrire, c'est renoncer au langage qui abîme, à l'innocence inconséquente des sentiments. C'est taire une pensée qui nous ferait du mal, abandonner une chimère dangereuse et, dans le silence de la réalité retrouvée, rendre leur densité aux arbres de l'allée et au parterre de jonquilles.

jeudi 23 novembre 2006

23 novembre



« Mais vous n'aimez pas la débauche, Monseigneur, vous aimez le bruit qu'elle fait. »

dimanche 19 novembre 2006

Le sourire (première partie)

— Est-ce que tu m'aimes ?
Il avait demandé cela d'une voix blanche et elle avait été surprise. Un « Oh » s'était arrêté sur ses lèvres et elle avait rougi violemment en baissant le regard. D'un geste machinal, comme à bout de souffle, elle avait doucement posé sa main contre sa robe, puis, trahissant son émotion, ses doigts avaient entrepris d'ajuster un bouton sur la veste en velours de Willy. Alors, tout aussi simplement, elle avait relevé la tête et s'était mise à caresser sa joue, une joue jeune et ferme, rasée du matin et qui sentait encore bon la Cologne, une joue douce, chaude et familière.
Elle le regarda fixement. Une étrange lueur passa au fond de ses yeux noirs et un voile de sueur se posa comme une fièvre à son front.
Il bredouilla :
— Tu dois me le dire… maintenant… tu sais…
— Je sais, répondit-elle dans un murmure absent.
— Le train…
— Je sais, dit-elle encore.
— Peut-être à Noël…
Il ne finit pas sa phrase.
Ils étaient là à se regarder au milieu de la foule se bousculant sur le quai, lui dans sa veste râpée, un baluchon sur l'épaule et une valise dans chaque main, elle dans sa robe de coton gris.
Le chagrin du départ la frappait d'un étrange mutisme. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire, qu'il faudrait qu'elle lui dise, mais elle ne les disait pas. Il lui semblait que le silence était le meilleur garant de son retour, qu'il reviendrait pour entendre, qu'il survivrait par ces non-dits. Il fallait bien qu'il y ait cet espoir. Sans cela, elle s'effondrerait et tout serait fini. Elle le sentait. Elle devinait en elle cette douleur aiguë du désespoir qui la terrasserait s'il ne revenait pas.
Elle l'embrassa à pleine bouche.
Un conscrit lança : « Ben mon vieux, y s'emmerde pas çui-là! », un autre appuya son « Mazette ! » d'un sifflement vulgaire, et pour finir, un officier débraillé saisit Willy par l'épaule en lui disant d'un air qui s'efforçait d'être sévère : « Allons gars, c'est l'heure… »
Ses bras le serrèrent si fort contre elle, au point de lui faire mal, mais il se dégagea.
— Il faut tu comprends ?
Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang et serra les poings. Il monta dans le wagon et l'officier referma la portière sur eux. Aux fenêtres et sur le quai, de grands mouchoirs de batiste s'agitaient comme autant de redditions.
Serrant bien fort ses bagages dans la bousculade, il joua des coudes pour se frayer un passage jusqu'à la vitre. Pressé contre le verre par la cohue, il lui cria : « Je t'écrirai ! Tous les jours ! Tu entends ? Tous les jours. » Elle fit oui de la tête.
Puis, dans un grand vacarme métallique, le train s'ébranla et se mit en route, et ses yeux le suivirent jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.
Alors, comme il était parti elle murmura son nom. Elle déroula ses poings et vit les marques profondes que les ongles avaient laissées dans la chair de ses paumes. Des larmes diluèrent un peu du sang vermeil qui avait coulé au coin de sa bouche meurtrie, et, blême, elle vacilla.

Le sourire (deuxième partie)

C'était un dimanche de la dernière année. On avait été la chercher à la maison de retraite et on l'avait transportée dans son appartement. L'accident cérébral l'avait laissée paralysée du côté gauche et accéder à l'étage avec son fauteuil exigeait une manœuvre délicate. En outre, elle avait à présent des absences qui lui faisaient confondre les lieux et les situations, parfois même les personnes. Mais, comme c'était le cas ce jour-là, il lui arrivait également d'être pleinement consciente de son environnement et nous cherchions à profiter au mieux de ces instants privilégiés.
J'étais encore un enfant, mais je me souviens assez bien d'un détail de cette journée. Elle avait réclamé qu'on extirpât du fond d'une armoire une vieille boîte à chaussures de carton gris. On déposa l'objet sur un linge déplié sur ses genoux et elle l'ouvrit. Comme on pouvait s'y attendre, la boîte ne contenait ni souliers ni bottines. Elle regorgeait en revanche de photographies anciennes, dont bon nombre remontaient à l'époque de sa jeunesse à Orléans.
Charles, le père, joueur et coureur de jupons, était parti on ne sait où. La légende familiale situait son dernier domicile au cimetière du Père-Lachaise. Mais, en dépit d'un voyage entrepris dans ce but à l'occasion de ses 80 ans, elle ne l'avait jamais retrouvé. Aline était morte peu de temps après des suites de couches difficiles. Elle avait donc quitté Beaugency pour la maison de ses grands-parents qui tenaient une boucherie à la rue Bannier. Une photo volée la montrait à 20 ans, fumant en cachette au fond du jardin. Sur une autre, on la voyait de face. Elle était fine et pâle, avec des yeux transparents, et malgré un sourire délicat, elle semblait immensément triste.
Quelques souvenirs plus loin, elle s'arrêta sur la photographie d'un soldat. Debout, posant pour l'occasion et la postérité, le gaillard crânait. Il portait des bacchantes superbes et une barbe fournie. Au mieux, il avait 25 ans, mais il en paraissait 40. Elle lui sourit.
Ces yeux, cet air farouche, nous ne les avions jamais vus auparavant. Ce visage, nous ne le connaissions pas. Alors, devant nos mines étonnées et nos questions pressantes, elle sortit de sa rêverie, et nous contemplant l'œil rieur elle dit simplement : « C'est Willy. »

Le sourire (dernière partie)

Édouard mourut en juin 1939, âgé de 48 ans. De constitution robuste, sa santé avait toujours été précaire depuis qu'il avait eu les pieds gelés dans une tranchée du côté de Verdun. Naturellement enjoué, la trahison de ses « amis » et la perte de son journal l'avaient plongé dans une mélancolie solitaire qui précipita son décès. Il la laissait donc seule, avec l'imprimerie à faire tourner et cinq bouches à nourrir. Mon père, le petit dernier, n'avait pas tout à fait 8 ans ; elle en avait 45.
Jusqu'à ce jour de 1981 où, du fond d'une boîte en carton, resurgit son visage, elle n'avait jamais mentionné l'existence de Willy. J'ignore d'ailleurs si Édouard ou qui que ce soit avait eu connaissance de cet amour passé. Sans cette photo, sans ce moment, sans le handicap qui la délivrait d'elle-même et de ses secrets, personne peut-être n'en aurait rien su.
Pourtant, elle l'avait bien aimé Willy. Elle l'aurait épousé sans doute s'il était revenu, puisqu'ils s'étaient fiancés juste avant le début de la guerre. Combien de fois, respirant les vapeurs d'une Cologne, avait-elle revu son visage ? Combien de fois, au cours de ces années, avait-elle songé au jeune homme crâneur qui nageait dans la Loire ? Il y avait tant de choses qu'elle aurait voulu lui dire que la mort avait empêchées, tant de choses qu'au hasard d'un obus ou d'une balle il avait bien fallu se résigner à dire à un autre, loin de la Loire et d'Orléans, du jardin de la rue Bannier et de la tour Saint-Paterne. Bien sûr il y avait eu Édouard, le bel Édouard qu'elle avait sincèrement aimé. Mais aux soldats qui rentrent de la guerre, on fait toujours payer un peu le prix de leur survie et du chagrin qu'on doit aux disparus. La vie après l'horreur semble une petite lâcheté, et ceux qui n'y étaient pas, ceux qui ne savent pas traînent longtemps l'idée que ceux qui n'y sont pas morts ne sont pas forcément les meilleurs. Alors oui, elle avait aimé Édouard, mais sans passion excessive. Peut-être avait-elle eu peur de le perdre lui aussi, comme son beau nageur troué dans la boue froide d'un ailleurs hostile. Peut-être avait-elle eu peur qu'il l'abandonne, comme Charles, un beau matin. Après tout, les hommes, si peu doués pour l'amour et les joies simples lui avaient apporté bien du malheur.
Mais elle souriait à présent en regardant Willy. Parce que, s'il n'était pas mort loin de ses bras, nous n'aurions pas été là autour d'elle. Parce que, finalement, elle aussi elle avait survécu à l'amour en allé et à la solitude. Et elle ne trouvait pas ça lâche. Elle ne trouvait pas ça lâche du tout. Elle avait en nous regardant la preuve du contraire et cela l'amusait.

jeudi 16 novembre 2006

Surtout, ne prends pas froid

Et pourtant, quoi qu'il dise, espérer c'est remettre demain au hasard. Le seul espoir qui tienne, le seul qui soit fidèle et que rien ne peut décevoir — sauf la mort —, c'est celui de survivre, de survivre à toutes les joies, à toutes les peines de l'enfance, aux trahisons et aux échecs, à l'amour qui s'en va dans le vacarme du vrai silence, à ton absence, au souvenir de tant d'amour, aux rêves du matin. Voilà le véritable espoir des hommes : ne plus se souvenir pour ne rien regretter, pour ne pas souffrir de ses faiblesses, de ses lâchetés, et ne pas regarder la beauté en allée, sa trace sur mon cœur gravée comme une fuite. Être et ne plus souffrir de soi. Ne plus souffrir. Se dire simplement que le bonheur, c'est pour demain, qu'il y a une chance sur deux pour que ça tombe et qu'à tout prendre, ce n'est déjà pas si mal, qu'on tiendra bien jusque-là et même davantage. S'il le faut, jusqu'au matin d'après. Tant qu'il y aura demain.


Traverser les brumes de Christophe.

samedi 14 octobre 2006

Pascale

Elle, c'est différent. J'en étais amoureux. Il faut dire que j'avais dix-sept ans et que je traînais déjà ce physique de poupon joufflu qui inspire aux filles bien plus de sympathie que de désir. Je l'aimais donc comme souvent on aime à l'adolescence, sans même savoir ce que c'est que d'aimer vraiment, mais avec force serments et quelques promesses d'éternité trop vite évanouies dès que s'en vient l'automne. Bien évidemment je désespérais, puisque le désespoir est l'accessoire indispensable de tout amant passionné digne de ce nom. C'est ainsi, en tout cas, que je me les représentais.
Donc, c'est à cette époque et dans cet état d'esprit que je lui écrivis une lettre enflammée, lui déclarant un amour à la fois tragique et merveilleux, espérant sans doute l'apitoyer assez pour la convaincre de céder à mes assiduités. De mémoire, ce fut mon premier échec.

Pascale est et a toujours été une personne peu commune. Elle est assez petite, ronde et elle a des yeux trop grands. Elle n'est pas belle au sens ordinaire de ce mot, et c'est tant mieux car la beauté ne devrait pas être ordinaire. Aujourd'hui encore, il se dégage d'elle une telle intelligence de la vie, une telle énergie, un tel charme, que j'en oublierais presque son seul défaut qui est de m'avoir dit non… Elle n'est pas belle et c'est encore mieux : elle donne, par sa vision des êtres et des choses, par le mouvement de ses épaules quand elle rit, une idée de la beauté. Je ne connais pas beaucoup d'êtres comme ça, aussi je mesure quelle est ma chance, grâce à elle, d'en connaître au moins un.

C'est bien simple, on ne se voit jamais. Pas un coup de fil, pas un courrier, rien. C'est comme ça. Elle vit sa vie à cent à l'heure, je vis la mienne entre parenthèses. De toute façon, elle sait bien comment je suis, que je ne donne jamais de mes nouvelles, que ce n'est pas grave, que je l'aime quand même puisque j'aime qu'elle existe. Le reste, n'est-ce pas, c'est du détail, du temporel, du provisoire. Elle est bien à sa place dans la petite constellation humaine qui me console de mes nuits solitaires. C'est un peu comme la ligne bleue des Pyrénées à l'horizon : je n'ai pas besoin de la voir tous les jours, j'ai juste besoin qu'elle soit là. Pas comme un élément du décor, mais comme une partie de moi qui se réveille seulement certains jours ou à certaines heures. Pascale est comme les montagnes, mais il n'y a pas d'horizon dans son regard. Les limites, c'est pas son truc.

On a mangé ensemble début août. Des années qu'on ne s'était pas vus. Des années abolies en cinq minutes, évanouies plus vite encore que les amours adolescentes avant l'automne. On a parlé de tout et, donc, principalement de rien. De rien qui soit véritablement important, puisque rien d'autre n'était plus important que de nous retrouver ensemble, là, à cette table sous les parasols de la place du Foirail. Ça m'a fait un bien fou de retrouver son rire. C'est quelque chose son rire. Ça marque comme une empreinte ce machin. C'est beau comme une cascade, comme un scandale.
Elle m'a fait un coup fumant ce soir-là. Dans son portefeuille, entre la carte d'électeur et celle du groupe sanguin, elle a rangé ma lettre d'amour. Depuis dix-huit ans, elle la promène partout, dans ses affaires, ses valises, dans le grand bazar de sa vie. Ça me laisse rêveur ce petit bout pathétique de mes dix-sept ans qui reste collé contre son cœur depuis toutes ces années, ce petit morceau de moi contre ce beau cœur de femme. Elle devrait pourtant le savoir, mon amoureuse, qu'on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, qu'on dit des choses qu'il ne faut pas trop croire, des histoires de toujours qui ne durent qu'un été. Mais je crois qu'elle le sait au fond. Elle ne la garde pas pour ça. Elle la garde parce que ça ne court plus trop les rues les lettres d'amour et que, quand elle sera vieille, si elle vieillit un jour, il y aura toujours, soigneusement plié dans la pochette en cuir, ce papier où tremble le cœur d'un petit gars joufflu qui lui répète qu'il l'aime en tortillant ses doigts. Les filles aiment ça il paraît. Elles ne sont pas les seules.
Enfin, je crois.

vendredi 13 octobre 2006

6 février

Et me voilà devant la vasque dans la cour. À côté de la porte de la réserve, où sont entreposées les fournitures de la papeterie, le rosier grimpant étire ses vieux bras implorants vers la grande marquise d'où tombe une lumière jaune et pâle. Les hortensias longent la maison jusqu'à la fenêtre du bureau de Papa et, de l'autre côté, les jardinières nues attendent le printemps, les bégonias nains ordinaires et les premières pensées. Je me souviens bien de cette cour, du petit trou à l'extrémité de la plaque de métal fermant la citerne, de toutes les petites cavités du dallage où nous jouions aux billes, du banc de pierre… Et je me revois, ce matin-là, devant la vasque aux primevères, comme autrefois. Après deux ans.

C'était un lundi soir. Dans la cuisine, les femmes travaillaient. Du salon où je luttais contre l'arithmétique, j'entendais leur bavardages tandis que leurs mains s'affairaient à mettre le journal sous bande. Toujours le même geste précis : un pli en bas, le majeur plonge dans la colle de farine et la dépose sur le papier, un pli en haut. Il y avait dans ce geste et dans ce rendez-vous hebdomadaire un caractère à la fois rituel et familier. Et puis, soudain, comme ça, elle ne s'est pas sentie très bien. Oh rien de grave, l'impression d'un vertige, peut-être d'une nausée. Mais tout allait bien, elle avait juste besoin de s'arrêter quelques instants.
Elle vint me rejoindre et s'installa dans le crapaud vert. Je pris place à ses côtés et me mis à caresser doucement ses mains fraîches. Elle aimait cette caresse chaude et réconfortante, elle qui avait toujours si froid. Puis, comme le mauvais vertige ne passait pas, maman décida tout de même d'appeler le docteur. Et tout s'accéléra. Le médecin, un vieil ami de la famille, arriva aussitôt. Après l'avoir auscultée, il décréta la nécessité d'une hospitalisation en urgence. Elle parlait maintenant avec difficulté et son bras gauche semblait ne plus lui obéir. Il fallait partir, partir vite. À partir de ce moment, je ne me rappelle plus de la chronologie exacte des événements. Je revois juste les deux ambulanciers portant dans l'escalier le fauteuil roulant où l'on emmenait ma grand-mère. Je me souviens de l'avoir vue partir ainsi, portée par ces deux hommes dans sa robe de chambre froissée, ses cheveux blancs défaits et son regard perdu.

C'était il y a deux ans, le lundi 29 septembre 1980. Je me souviens de la date parce que, au mur de la cuisine, dans son appartement, personne n'a arraché la feuille du calendrier. Il faut croire qu'on n'a pas eu le courage, qu'on s'est dit, sans s'être concertés, que peut-être, si l'on n'y touchait pas, tout pourrait redevenir comme avant. Mais rien ne revient jamais du bonheur enfui, n'est-ce pas ? Rien que le souvenir des rires au moment du café, des interminables parties de jeu de l'oie, le soir, en rentrant de l'école, du thé que je lui préparais et qu'elle venait boire chez nous avec Papa, des énormes poudriers Lanvin sur l'étagère au-dessus du lavabo de la salle de bain, de ses bibis piqués par une longue épingle, de l'odeur du cake, du rhum et de la vanille, de la quille bleue pour mouiller le linge et du relax rouge où elle faisait ses mots croisés… Et c'est pourquoi je suis maintenant devant la vasque dans la cour. C'est à cause de tout ça. Parce que, vous comprenez, je l'aime tellement. Alors, avant qu'elle ne s'en aille, avant qu'on me l'enlève, je suis venu cueillir des fleurs. Pour qu'elle les serre dans ses mains pâles. Pour qu'elle les emporte avec elle dans son sommeil de pour toujours. À jamais, mes fleurs et mon enfance contre son cœur.

samedi 12 août 2006

Oraison

Les entrelacs muets des branches
Dans l'air bleu composent les vitraux de l'église primale
Où moi
L'apôtre et Christ vaincu
Amant insolite
Je prie

Les vents s'évadent par ma bouche
Leur souffle étreint le monde d'une étreinte inféconde
Et mon cœur
Pareil au lourd rideau de l'histoire sainte et triste
Saint des saints dévoilé de ma Jérusalem
Lourdement se déchire
À l'endroit de ton nom

Allez, vents de la plaine
Des monts
Du grand désert
Allez dire à qui j'aime que son nom est un fer
Que sous les vitraux bleus
Balancés mollement dans la brise
Ma prière est son nom
Son nom
Qui est la seule vraie croix de mon église sous le ciel

Ô mon amour
Triste pendu entre les arbres qui s'étirent
Comme un soleil
Mon cœur percé perd mon amour
Comme du sang
Comme la brise dans les arbres
Coulent mes larmes
Passent les heures lentement

La Valse




Il tourne autour de moi comme un mensonge, un beau mensonge à la peau claire, aux yeux fiévreux et graves, un jeune mensonge au sourire lumineux et doux. Une de ces menteries à l'horizon de cour d'école, quand on dirait que je serais et que tu ferais comme si, et que, sous le préau, ce serait l'Amérique.

Il est arrivé sans prévenir un soir d'octobre, traînant à ses semelles et d'un air innocent sa petite avalanche de beauté. Il ne dit pas grand-chose. Il se contente de sourire. Je crois bien qu'au fil des mois, son sourire à laissé une empreinte sur les murs de la maison. Cela explique sans doute pourquoi je le vois partout, des murs du salon au creux des draps froissés par les nuits d'insomnie. Partout, jusqu'à mon cœur où une petite cicatrice a la forme de ce sourire. Oui, même là. Même ici.

Je ne compte plus les nuits où j'ai basculé doucement sa nuque au creux de ma main, couvrant ses yeux et son cou de baisers aussi secrets que ses silences, où j'ai caressé son épaule, où je l'ai porté dans mes bras, extatique et reconnaissant, pliant sous le seul poids de son innocente splendeur. Je l'ai aimé, mieux qu'aucun autre, pour son mystère, pour le simple miracle de sa présence, pour son souffle sur ma peau et la noirceur déterminée de son regard dans l'amour. Je l'ai aimé avec cette douceur triste de l'abandon, comme s'il avait pu me quitter au matin, lui qui ne m'est jamais venu, comme s'il avait dû partir.

Il est le bien-aimé. Son parfum est un jardin où s'épanouissent des fleurs sauvages. Sa peau est une ivresse meilleure que le vin. Et la soie de sa main dans la mienne serrée, tandis que son jeune sourire se penche et se pose au fond de mes yeux, fait monter dans mon cœur une ombre d'indécence et de bonheur enfuis. Il est le bien-aimé. Le soleil se lève pour moi seul dans chacun de ses pas quand il approche. Le grand soleil où se rêve la nuit aux plaisirs murmurés. Le grand soleil énamouré. Le beau soleil du bel été.

mercredi 9 août 2006

À la bonne maison

À la bonne maison
Des assiettes décorent le haut des murs
Elles célèbrent la nation, le roy François et la Révolution
Puis dans un murmure elles disent
Les repas chauds du long hiver
Morsures de la noire bise
L'éclat des verres
Et des bons rires disparus

Dans des cadres alignés sur les murs
Des gravures anciennes montrent
Le paysan de l'Oberland bernois
Fumant sa longue pipe et contre
Les bas de laine des grands froids
Le bas-bleu à la triste fripe
Au Luxembourg l'habituée
Promène son caniche nain
Elle va minaudant sous les arbres
Exagère un peu son dédain
Insensible aux soupirs déposés
Sur sa belle nuque de marbre

Dans la vallée
Qu'on aperçoit trouant le soir entre les arbres
Les villes endormies scintillent comme des étoiles tombées

À la bonne maison
Où les parquets craquent dans la nuit
Le feu crépite doucement et fume
Et l'ombre ancienne palpite et bruit de jeux d'enfants
À la bonne maison des brumes
La bonne maison des vents
À la maison Bonne
Où frissonnent et dorment
Les bonnes gens

samedi 4 mars 2006

Vertu du mensonge





Quand elle ne se pare pas des artifices du mensonge, la photographie est une activité macabre qui ne donne à voir du réel que des images mortes. Sur la pellicule, la lumière est arrêtée dans sa course, le temps se fige, la matière devient inerte. À peine le déclencheur est-il relâché que tout s'enfuit de l'instant capturé. C'est ainsi : ce qui était soudain n'est plus, et le sourire de mon père sur le portrait de ses cinq ans est le sourire d'un enfant mort un jour de 1936.



J'aime les beaux mensonges, comme les amoureux de Doisneau ou le visage de Dietrich auréolé d'ombre. Ces photos-là sont différentes : elles ne montrent pas le réel, elles le subliment. Ce ne sont plus des images, ce sont des icônes humaines, des représentations qui transfigurent l'instant en éternité retrouvée. Le baiser de l'Hôtel de Ville, ce n'est pas un portrait d'amoureux, c'est un portrait de l'amour ; et Marlene dans son train pour Shangaï n'est plus Marlene. Comme une vibration de l'air, la lumière et la matière prennent place. On les a tordues, on les a forcées, on a violé leur innocence, on a maté leurs rebuffades. Tout a été préparé avec minutie comme un banquet pour l'arrivée de la beauté. Quand elle arrive la garce... Parce qu'il faut être patient avec elle, ça ne marche pas à tous les coups.



Mes amis trouvent souvent que je me pose trop de questions. Je ne peux pas leur donner tort. Mais, tout de même, il m'interroge ce mensonge puissant de l'art qui abolit la mort, qui transforme le réel en idée, qui rend éternel l'éphémère et le périssable. Il y a là un miracle, un vrai miracle puisque comme eux il ne doit rien au hasard, mais qu'il recèle la même incertitude profonde et qu'on l'espère parfois en vain. Peut-être aussi est-ce dans mon regard qu'est le mensonge. Peut-être sont-ce mes yeux qui décident de l'éternité des choses. Et ce soir, tandis que la nuit pèse lourdement sur le grand salon où j'écris, je repense à la photo du petit prince de 1936 en me disant que peut-être, peut-être si je la grave une bonne fois pour toutes dans ma mémoire, si je lui donne pour moi le visage de l'enfance, je pourrais l'empêcher de mourir tout à fait.



mardi 23 août 2005

Je suis le seigneur du château

Citadelle

Ils ont planté des arbres autour de leurs maisons. Des arbres qui n'existent plus, des arbres qui sont devenus des murs. Et, derrière ces murs, ils ont planté d'autres arbres, des arbres libres ceux-là — enfin on dirait — et qui semblent pousser comme les oiseaux chantent, c'est-à-dire comme ils peuvent, comme poussent de pauvres arbres affranchis dans le vent des saisons quand la saison n'est pas mauvaise.
Ceux-là bien sûr ne sont pas plus libres que la muraille végétale qui les entoure. Quand vient l'hiver, on les taille pour qu'ils n'aillent pas trop haut, pour qu'ils ne menacent pas la maison, on les voile pour qu'ils ne gèlent pas, on les traite contre les bêtes, on les bichonne… Non décidément, ceux-là non plus ne sont plus des arbres : ce sont « mes » arbres, mes arbres rêvés, ceux qui cachent la forêt imaginaire que j'ai plantée là, au fond de mon jardin, au bord d'une savane de trois ou quatre centimètres de haut selon le réglage de la tondeuse…
Derrière le mur de parpaings verts, il y a la maison. Elle est bien protégée d'ailleurs. Samedi dernier, on avait organisé un petit barbecue pour fêter l'arrivée des beaux jours. Les Martin étaient épatés. C'est vrai qu'on n'entend pas du tout la route alors qu'elle est juste là, de l'autre côté de la haie… Ah, non, on a bien fait vraiment. Et puis au moins comme ça on est chez soi.

Et c'est vrai qu'ils sont chez eux.
Dehors, le long ruban obèse et gris de la route charrie sa civilisation pétaradante et nauséabonde. Elle n'est à personne la route. C'est même pire : elle est à tout le monde, à tous les fous, les vicieux, les pédés, les ratés, les envieux, à tous les détraqués qui traînent. Elle est sale la route, elle mène partout, elle mange à tous les râteliers. Et puis elle tue. A-t-on idée de tuer le monde ? Des gens qui ne vous ont rien fait ! Elle mène partout... Ce n'est pas sérieux ! Aller partout, ça ne mène nulle part.
Dans le fond, ils ne sont pas bien méchants. Qu'y a-t-il y a dans leurs maisons ? Des enfants qui jouent, qui dorment ? Des amis de passage pour quelques heures, pour quelques jours ? Des parents peut-être ? Et tout ce qu'on ne voit pas mais qu'on devine de leur vie organique, alimentaire et affective. Et tout ce qu'on ne verra jamais, même en perçant leurs murs, de leurs joies intimes, de leurs peines, de leurs espoirs, de leurs angoisses.
C'est peut-être pour ça qu'ils font pousser des murs. Bêtement. Désespérément. Pour faire comme tout le monde et dans la crainte d'être n'importe qui. Pour qu'on ne voit pas ce que de toute manière on ne pourrait pas voir. Parce qu'ils ont peur pour les enfants qui dorment alors que la route est là. Parce qu'on pourrait surprendre en passant, comme ça, un moment de tendresse ou d'affliction, une lueur d'espoir, un sanglot, un baiser. Parce qu'il y a tous ces fous, ces détraqués qui traînent... Parce que l'arbre qui n'existe pas c'est aussi cet homme qu'ils amènent au bureau le matin, brossé, peigné, cravaté, ciré, bien lisse, bien propre, bien droit, et qui est tellement différent de l'autre, de celui qui respire, celui qui sent, celui du hamac du dimanche entre les baobabs rêvés, pendant que Christine prend le soleil sur le transat en veillant du coin de l'œil sur les enfants qui jouent.

Vivre ailleurs ? Quelle idée ! Et pourquoi faire ? Pour aller où ? C'est le paradis ici… On n'entend pas du tout la route.

Marcher le long des citadelles d'Alan.

Amour et printemps



J’aime les gares oubliées comme j’aime les épaves des bateaux ou les immeubles condamnés. Je les aime parce que dans l’air, sous les marquises, je devine l’empreinte des baisers aux soldats, le mouvement des mains agitant des mouchoirs, les larmes des départs et, dans le meilleur des cas, celles des retrouvailles. Je les aime parce que sur le quai, où poussent désormais des herbes folles, mêlées aux cris des bêtes et aux coups de sifflet, les joies et les peines en allées résonnent toujours, lointaines, comme une valse de salon sur le pont briqué du Normandie.
Il y a là, comme dans les eaux du port de New York, des ombres qui ne veulent pas mourir tout à fait et qui attendent, silencieuses et sages, la promesse d’un voyage. Voyage au long des flots, au bout de rails rouillés devenus inutiles, mais qui les conduiront où conduisent les rails, où vont les fleuves : au cœur des villes où sont les Hommes et leurs bêtes, les larmes et les mouchoirs, les joies et les baisers.

Visiter les gares oubliées de Pascal.

dimanche 24 octobre 2004

In God We Trust



À une trentaine de kilomètres de Bergerac, au cœur du Périgord pourpre, le village de Cadouin abrite une abbaye cistercienne bâtie au début du XIIe siècle afin d'y conserver une relique prestigieuse : le saint suaire du Christ (1). Ce linge est tissé de fils de lin blanc très serrés (trois fils au millimètre) qui lui donnent sa robustesse, et il est bordé sur la largeur par deux bandes de soie de Chine brodée. Probablement acquis lors de la prise d'Antioche pendant la première croisade (1095-1099), le « suaire » est aujourd'hui encore préservé à Cadouin où il est exposé, en parfait état, dans une vitrine climatisée.
Pendant près de mille ans, ce morceau d'étoffe a fait l'objet d'un véritable culte en occident. Soucieux d'obtenir les faveurs du Ciel, les rois de France et d'Angleterre se sont inclinés devant lui. Louis XI, notamment, a richement doté l'abbaye de Cadouin partiellement détruite au cours de la guerre de Cent ans : il espérait que le suaire pourrait le prémunir contre la quatrième attaque cérébrale qui devait lui être fatale…
Au début du XVIe siècle, au moment même où paraît le De revolutionibus orbium cælestium de Copernic (2), l'abbaye de Cadouin connaît son apogée. Des pèlerins venus de l'Europe entière se pressent à ses portes : la vénération du suaire, jalousement gardé par les moines de l'ordre fondé par saint Bernard, se poursuivra ainsi jusqu'à la Révolution française et, après elle, dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu'aux années 1930. En 1934, une étude du linge établira définitivement qu'il ne peut pas s'agir du saint suaire : si l'origine du tissu ne fait aucun doute (il est bien originaire d'orient), sa confection remonte à une époque bien antérieure à celle du Christ. Acta est fabula.

L'histoire du suaire de Cadouin me paraît exemplaire pour au moins deux raisons. La première est qu'ayant occupé l'esprit et le cœur des hommes pendant près de mille ans, ce linge est à présent tombé dans l'oubli, ce qui peut nous amener à nous interroger sur nos croyances actuelles et sur leur devenir. La seconde est que, s'il en était besoin, cette histoire illustre la différence qu'il y a entre l'ignorance et la bêtise. On pourrait aisément railler la piété mal placée des puissants qui se sont humiliés sur le passage du supposé suaire du Christ. On pourrait dénoncer la sottise de ceux qui ont traversé des pays et des mers pour vénérer un rectangle d'étoffe qui, au bout du compte, n'avait rien de sacré. Mais, ceux qui se risqueraient à se moquer ainsi feraient preuve de bêtise, là où on ne peut reprocher aux pèlerins de Cadouin que leur ignorance.
Il peut sembler habile, après coup, de juger notre histoire, ceux qui l'ont faite ou ceux qui l'ont simplement traversée, mais, comme toujours, ceux qui jugent aujourd'hui doivent savoir qu'ils s'exposent à être jugé un jour à leur tour, et par des arguments tout aussi intellectuellement malhonnêtes.
J'aime à penser qu'il y a eu de vrais miracles à Cadouin. Non pas grâce au suaire qui était aussi faux alors qu'il l'est aujourd'hui, mais parce que la foi de ceux qui venaient le prier était sincère. Parce que, dans le flot des milliers d'hommes et de femmes qui sont venus s'agenouiller auprès de lui, certains n'avaient dans le cœur que leur misère et leur désespoir à offrir.
La bêtise de ces temps anciens, ce ne fut pas de prier une fausse relique. Ce fut d'aller la chercher en orient et, pour cela, d'y amener la guerre. Fort heureusement, personne aujourd'hui, à la lumière de l'Histoire, ne pourrait être assez stupide pour commettre à nouveau une telle folie…
Car le suaire nous rappelle que c'est à la raison de diriger ce monde, pas à l'irrationnel. La foi cesse d'être respectable lorsqu'elle quitte la sphère de l'intime pour s'immiscer dans celle du pouvoir et, pour tout dire, elle ne nous rend meilleurs que si nous ne cédons pas à la tentation de nous croire tels.

En 1934, lors de l'expertise du linge, on parvint enfin à déchiffrer l'inscription brodée dans la soie bordant l'étoffe de lin. Il s'agit d'une dédicace écrite en coufique ancien, en l'honneur du vizir El Afdal, calife du Caire de 1094 à 1101, celui-là même qui combattit les croisés à Antioche. Et sous le verre de la vitrine climatisée, après avoir été adoré pendant mille ans par la chrétienté tout entière, le suaire proclame désormais sa vérité : « Allah est grand et Mahomet est son prophète. »

(1) Pour les chrétiens, le saint suaire est le linge dans lequel le corps du Christ a été emmailloté, puis enseveli, après la crucifixion.
(2) Dans ce livre publié après sa mort, Copernic dénonce le géocentrisme issu de la cosmologie de Ptolémée. Pour lui, c'est le soleil et non la Terre qui est au centre de l'univers connu. Cette théorie, qui n'en est plus une pour nous, fut une véritable révolution pour l'époque, car elle entraînait une profonde remise en question de la place de l'homme dans l'univers.

dimanche 18 avril 2004

Spitzberg

Pour Stéphane.

Or donc, c’était la nuit. Une nuit malhonnête, pleine de reflets bleutés et de lueurs parmi les glaces. Un vent hostile soufflait du nord. Il était sans doute glacial, mais après quelques minutes passées au dehors, les membres soudain engourdis devenaient insensibles et nul n’aurait pu dire s’il avait froid ou non.
On était parti de bonne heure. Par chance, la météo annonçait un ciel clair et dégagé. Pourtant, à cause du vent, la marche s’annonçait longue et pénible. Le sommet n’était pas très élevé et partout ailleurs un homme bien entraîné l’aurait gravi en deux ou trois heures. Mais ici, tout était difficile, compliqué. Il faudrait bien le double de temps pour en venir à bout, peut-être davantage.
Vers une heure, Christian était venu me chercher. « Il faut partir », avait-il dit, et je l’avais suivi dans la pénombre jusqu’au point de rassemblement, près des mines, où attendaient déjà une dizaine de personnes. On m’offrit un café chaud que je bus avec avidité, puis Christian donna le signal du départ. Après quelques minutes, les mines et la ville avaient disparu, englouties par l’obscurité et le blizzard. À présent, nous étions seuls, livrés pour quelques heures à l’immensité blanche et noire, mais personne n’aurait songé à faire demi-tour.

Maman est morte ce matin. J’ai besoin de l’écrire pour y croire. Tout semble tellement irréel depuis que j’ai reçu le télégramme de Mathilde : « Paul, c’est fini. Nous t’attendons. »
Maman est morte ce matin. Maman est morte.
Je me suis jeté sur le lit en pleurant, comme un gamin. J’ai une boule dans le ventre. J’ai envie de vomir.

Le vent s’est un peu calmé. Pour autant, il serait idiot de se réjouir : la route est encore longue jusqu’au sommet. Nous avançons en silence, car le froid aurait tôt-fait de nous geler si nous ouvrions nos capuches. En outre, pour ne pas nous perdre dans l’obscurité, nous marchons en file indienne. Devant moi, il y a la silhouette de Suzanne. Elle avance péniblement dans la neige molle et a manqué tomber plusieurs fois. Christian ferme la marche derrière nous. Je me retourne parfois pour le voir. Sa haute silhouette noire me rassure.

À la gare Saint-Jean, j’ai pris le premier train pour La Rochelle. Il venait à peine de partir quand je me rendis compte que je n’avais pas prévenu Mathilde de l’heure de mon arrivée. J’avais une certaine appréhension à la revoir après toutes ces années, mais je n’y pensais pas trop pour l’instant. On verrait bien le moment venu.
Je me laissais bercer par les da-dams monotones du train qui m’emportait. Par la vitre, la Charente faisait défiler des paysages familiers. Il y aurait Jarnac, puis Saintes et Rochefort. La campagne aurait bientôt cédé le pas face aux falaises escarpées de l’Atlantique. Au large de Fouras, peut-être apercevrai-je ce fort gris qui me faisait déjà rêver enfant, comme une île déserte ou comme une prison d’où s’échappaient parfois les monstres qui peuplaient mes nuits. Je vis alors le beau visage de maman penché sur moi. Elle semblait si petite assise au bord du lit, dans sa chemise de nuit bleu pâle. Elle caressait doucement mon visage pour me calmer.
J’étouffai un sanglot dans ma gorge et je sortis précipitamment dans le couloir pour fumer.

Nous avons fait une halte de quelques minutes. Un gros rocher nous fournit un abri idéal et nous en profitâmes pour boire un peu tout en mâchant les curieux biscuits préparés par Éva, la femme de Christian. Il ne fallait pas trop nous attarder si nous voulions être à l’heure. Sans compter que la roche, si elle nous protégeait du vent, n’était qu’un rempart dérisoire face aux assauts du gel. Nous repartîmes donc.
Comme l’avait promis la météo, le ciel se dégageait peu à peu. Bientôt, sur un coin de ciel étoilé nous aperçûmes la crête où nous allions. Cette vision un peu irréelle, plantée au beau milieu des glaces bleues, me sembla émouvante. Je me sentis comme réchauffé par un espoir soudain. Sans nous être concertés, je remarquai que notre pas se faisait plus rapide : à ce rythme, dans deux ou trois heures nous serions au sommet.

« Je ne pourrais pas… »
Tandis que le train se rapprochait de La Rochelle, je me rendis compte que je ne supporterais de la voir ainsi. Je me sentis lâche et j’essayai de me raisonner. Je pensais à Mathilde qui m’attendait là-bas, à Jacques qui y serait sans doute aussi. Mais rien n’y fit. J’étais submergé par une vague d’angoisse et de tristesse qui, comme une lame de fond, remontait de mon cœur et noyait tout. Dans chaque détail connu du paysage, dans chaque visage de femme croisé, je revoyais son visage à elle, comme un vivant visage de mon enfance à laquelle je ne pouvais renoncer. Dans le couloir central, une femme passa encombrée de bagages, qui portait son parfum. J’étouffai.
Le train ralentit, puis s’arrêta. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Sur le quai, les haut-parleurs annoncèrent : « Chatellaion-Plage, trois minutes d’arrêt. » Je pris mon sac et, en toute hâte, je descendis.

Pour me donner du courage, je marmonnais de vieilles chansons dans ma capuche. Surtout, je repensais à ces deux derniers mois, à l’angoisse perceptible dans les visages fermés, à la mauvaise humeur qui était devenue notre lot commun, au désespoir latent que nous ressentions tous. C’était bien pour cela que nous marchions à présent : pour en finir avec ces semaines de cauchemars incessants et de peur viscérale. Il fallait que tout cela cesse, et nos muscles suffisaient à présent ce voyage. En un instant, tout serait aboli. Il n’y aurait plus de peur, plus d’angoisse. Enfin le désespoir, qui était comme un dragon menaçant sur nos têtes, allait être vaincu… Je chantai doucement, mais, dans la neige, mon pas se fit plus ferme.

J’avais traversé comme en rêve les rues de la ville, marchant droit devant moi sans rien voir. Quand je sortis de ma torpeur, j’étais debout sur la plage, mon sac à la main, face à l’océan paisible. Le bruit des vagues avait suffi. Je posai mon sac sur le sable, et je restai un moment dans ce face à face tranquille avec l’immensité liquide. Il y avait quelque chose d’intime dans cet échange silencieux : les eaux de l’Atlantique, en se retirant, emportaient avec elles des lambeaux de ma peine. Ce que je n’aurais pu partager avec personne, l’océan le prenait sans questionnement inutile. Il mordait doucement dans ma douleur, comme sur les falaises, et je lui abandonnai sans résistance les morceaux de mon cœur.
Des heures passèrent ainsi sans que je m’en rende compte. Je n’avais pas même senti le froid de la nuit. J’étais resté debout un long moment puis, vaincu par une fatigue soudaine, je m’étais assis face à la mer. Il n’y avait presque pas de vent, ce qui était étrange mais ne m’étonna pas. Le ciel était couvert et, dans les nuages apparaissaient parfois des lueurs vertes. Je m’endormis alors quelques minutes, peut-être une heure, deux tout au plus, mais quand je me réveillai il faisait encore nuit. Les nuages avaient disparu, laissant paraître des étoiles. Je resserrai le col de mon manteau sur ma gorge nouée. Je repensais à maman. Je sentis mon cœur vide. J’avais faim.

« Nous arrivons. » Sans que j’aie deviné sa présence, Christian était arrivé à ma hauteur. Il avait déroulé l’écharpe qui lui protégeait le bas du visage et je devinais un sourire discret dans sa barbe rousse. Nous étions en effet sur la crête. Le vent était tout à fait tombé maintenant et, dans le ciel, d’innombrables étoiles pavaient notre chemin.
Il se retourna vers les mines puis, portant son regard à l’horizon, il dit : « Là. » Aussitôt, nos yeux se fixèrent sur le point désigné. Et, ainsi, nous attendîmes.

Dans la grisaille bleutée, il y eut une lueur orange. De longs rayons rouges déchirèrent la nuit et les étoiles pâlirent. Soudain, je fus ébloui. Un déluge de lumière s’abattit tout autour de moi, et sur moi je sentis la faible chaleur du jour. Je frissonnai. Un lourd sanglot secoua ma poitrine d’un spasme douloureux. Je protégeai mes yeux baignés de larmes de ce nouveau premier matin du monde. Sur mon visage, il y eut un sourire, et dans ma gorge un cri.