Ultra moderne solitude
Je vous ai déjà parlé de Madame Germaine et je m'aperçois qu'en dehors de ses araucarias splendides, vous ne savez presque rien d'elle. J'en sais moi-même assez peu à vrai dire et, n'étaient nos bonjours du matin, je crois que je ne me serais jamais soucié de connaître l'identité de la locataire du premier. Je m'empresse d'ajouter qu'il y a à cet étage deux appartements, A et B, mais que le second est inoccupé depuis plusieurs mois et, en tout cas, depuis une date antérieure à mon arrivée dans l'immeuble.
Germaine Duprat (j'ai lu son nom sur la boîte aux lettres dans le hall) doit avoir entre 60 et 70 ans. Elle est de taille moyenne, environ 1,60 m, avec, comme c'est souvent le cas pour les femmes d'un certain âge, une tendance à l'embonpoint disgracieusement fixée sur ses hanches. Elle est peu coquette et traîne le plus souvent en savates lorsque nous nous croisons. Elle a dû être brune, si on en croit la racine récalcitrante à se ternir de certains de ses cheveux gris. Elle n'a jamais été belle.
Madame Germaine vit seule. Je n'ai jamais vu quiconque entrer ou sortir de chez elle et je ne lui connais pas d'autre compagnie que celle de ses chats et d'un canari dont la cage reste sur le palier, juste à côté du bel araucaria.
Bien que ce soit à peu près tout ce que je sais d'elle, je sais aussi que je ne l'aime pas. Je n'aime pas l'odeur d'encaustique sur le palier ou celle qui se répand de son appartement lorsque la porte en reste entrouverte. Je n'aime pas la cage du canari parce que je n'aime pas les cages. Je n'aime pas les savates parce que je n'aime pas qu'on traîne des pieds. Je n'aime pas qu'on soit dans l'escalier quand je pars travailler ou que je rentre de faire des courses. Je n'aime pas qu'on assiste à ma vie comme à un spectacle, où l'on viendrait mendier des bouts d'humanité pour remplacer ceux-là qu'on a pas su garder.
Mais j'aime les chats, quand ils viennent se frotter sur mes jambes ou jouer avec mon lacet. Et j'aime le sourire de Germaine, qui est un beau sourire.
Ce matin, Madame Germaine était encore sur le palier. En descendant l'escalier, je la trouvais penchée qui déposait au sol un bol de lait à l'attention d'un de ses quatre chats. Plusieurs locataires se sont souvent plaint des nuisances occasionnés par « la meute féline du premier », mais je n'ai pour ma part jamais rien dit à ce sujet. Elle me lança le bonjour habituel auquel je répondis, son sourire parut, et je sortis.
Quand le soir vient et que j'ai fini de grappiller mon plateau télé devant le 19 h/20 h de la 3, j'allume l'ordinateur. Je me cale dans un fauteuil et lorsque le système est enfin lancé, je me connecte sur la messagerie en direct. Comme par magie, une fenêtre s'ouvre alors, pleine de ces noms étranges et de ces vignettes aux couleurs vives dont j'ai déjà dit l'histoire. J'ai remplacé certains de ces noms par les prénoms des personnes auxquelles ils appartiennent dont j'ai fait connaissance. Si l'une d'elles est connectée, son avatar apparaît aussitôt et le dialogue commence. Si personne n'est là, j'attends. Je fume une cigarette. J'écoute un vieux morceau. Et j'écris, les jours fastes…
Il m'a fallu du temps pour me voir ainsi. Je veux dire en savates, sur le palier virtuel d'un immeuble numérique dont les étages s'illuminent et s'éteignent tour à tour. Personne ne saura ni quel est mon sourire ni si mes cheveux grisonnent déjà à la lueur électrique de l'écran. Je reste silencieux, spectateur de cette vie irréelle qui s'organise au bout de mes doigts et à laquelle je n'appartiens pas encore. J'attends. Je veux la voir bondir cette putain d'icône qui me dira que je ne suis plus seul. Je veux mon bout d'humanité pour ce soir, mes vingt centimètres d'humanité propre et sèche, sans embonpoint, sans odeur de graillon, sans canari et sans visage. Sans lendemain.
Ceux qui savent, ceux qui sentent, ceux que j'aurai croisés un soir de demi-brume sauront pourquoi j'ai écrit cette histoire. Ceux-là connaissent le poids terrible que l'existence pèse parfois et la difficulté d'être. Le grand réseau numérique et froid est plein de cette affreuse petite souffrance d'enfant gâté dont on ne peut qu'avoir honte quand on a tout pour être heureux, de ce petit malheur ordinaire et mesquin du suralimenté computophile, de cette peine sans nom, toute bête et qu'on ne peut pas dire, mais qui vous serre le cœur jusqu'aux lèvres.
Qu'on me pardonne si je garde une pensée pour les enfants gâtés et les femmes vieillissantes !
1 commentaire:
C'est une merveille d'écriture, je vous mets en ligne, tiens, même si je suis bien moins délicat que vous.
Enregistrer un commentaire