jeudi 23 novembre 2006
dimanche 19 novembre 2006
Le sourire (première partie)
— Est-ce que tu m'aimes ?
Il avait demandé cela d'une voix blanche et elle avait été surprise. Un « Oh » s'était arrêté sur ses lèvres et elle avait rougi violemment en baissant le regard. D'un geste machinal, comme à bout de souffle, elle avait doucement posé sa main contre sa robe, puis, trahissant son émotion, ses doigts avaient entrepris d'ajuster un bouton sur la veste en velours de Willy. Alors, tout aussi simplement, elle avait relevé la tête et s'était mise à caresser sa joue, une joue jeune et ferme, rasée du matin et qui sentait encore bon la Cologne, une joue douce, chaude et familière.
Elle le regarda fixement. Une étrange lueur passa au fond de ses yeux noirs et un voile de sueur se posa comme une fièvre à son front.
Il bredouilla :
— Tu dois me le dire… maintenant… tu sais…
— Je sais, répondit-elle dans un murmure absent.
— Le train…
— Je sais, dit-elle encore.
— Peut-être à Noël…
Il ne finit pas sa phrase.
Ils étaient là à se regarder au milieu de la foule se bousculant sur le quai, lui dans sa veste râpée, un baluchon sur l'épaule et une valise dans chaque main, elle dans sa robe de coton gris.
Le chagrin du départ la frappait d'un étrange mutisme. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire, qu'il faudrait qu'elle lui dise, mais elle ne les disait pas. Il lui semblait que le silence était le meilleur garant de son retour, qu'il reviendrait pour entendre, qu'il survivrait par ces non-dits. Il fallait bien qu'il y ait cet espoir. Sans cela, elle s'effondrerait et tout serait fini. Elle le sentait. Elle devinait en elle cette douleur aiguë du désespoir qui la terrasserait s'il ne revenait pas.
Elle l'embrassa à pleine bouche.
Un conscrit lança : « Ben mon vieux, y s'emmerde pas çui-là! », un autre appuya son « Mazette ! » d'un sifflement vulgaire, et pour finir, un officier débraillé saisit Willy par l'épaule en lui disant d'un air qui s'efforçait d'être sévère : « Allons gars, c'est l'heure… »
Ses bras le serrèrent si fort contre elle, au point de lui faire mal, mais il se dégagea.
— Il faut tu comprends ?
Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang et serra les poings. Il monta dans le wagon et l'officier referma la portière sur eux. Aux fenêtres et sur le quai, de grands mouchoirs de batiste s'agitaient comme autant de redditions.
Serrant bien fort ses bagages dans la bousculade, il joua des coudes pour se frayer un passage jusqu'à la vitre. Pressé contre le verre par la cohue, il lui cria : « Je t'écrirai ! Tous les jours ! Tu entends ? Tous les jours. » Elle fit oui de la tête.
Puis, dans un grand vacarme métallique, le train s'ébranla et se mit en route, et ses yeux le suivirent jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.
Alors, comme il était parti elle murmura son nom. Elle déroula ses poings et vit les marques profondes que les ongles avaient laissées dans la chair de ses paumes. Des larmes diluèrent un peu du sang vermeil qui avait coulé au coin de sa bouche meurtrie, et, blême, elle vacilla.
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Le sourire (deuxième partie)
C'était un dimanche de la dernière année. On avait été la chercher à la maison de retraite et on l'avait transportée dans son appartement. L'accident cérébral l'avait laissée paralysée du côté gauche et accéder à l'étage avec son fauteuil exigeait une manœuvre délicate. En outre, elle avait à présent des absences qui lui faisaient confondre les lieux et les situations, parfois même les personnes. Mais, comme c'était le cas ce jour-là, il lui arrivait également d'être pleinement consciente de son environnement et nous cherchions à profiter au mieux de ces instants privilégiés.
J'étais encore un enfant, mais je me souviens assez bien d'un détail de cette journée. Elle avait réclamé qu'on extirpât du fond d'une armoire une vieille boîte à chaussures de carton gris. On déposa l'objet sur un linge déplié sur ses genoux et elle l'ouvrit. Comme on pouvait s'y attendre, la boîte ne contenait ni souliers ni bottines. Elle regorgeait en revanche de photographies anciennes, dont bon nombre remontaient à l'époque de sa jeunesse à Orléans.
Charles, le père, joueur et coureur de jupons, était parti on ne sait où. La légende familiale situait son dernier domicile au cimetière du Père-Lachaise. Mais, en dépit d'un voyage entrepris dans ce but à l'occasion de ses 80 ans, elle ne l'avait jamais retrouvé. Aline était morte peu de temps après des suites de couches difficiles. Elle avait donc quitté Beaugency pour la maison de ses grands-parents qui tenaient une boucherie à la rue Bannier. Une photo volée la montrait à 20 ans, fumant en cachette au fond du jardin. Sur une autre, on la voyait de face. Elle était fine et pâle, avec des yeux transparents, et malgré un sourire délicat, elle semblait immensément triste.
Quelques souvenirs plus loin, elle s'arrêta sur la photographie d'un soldat. Debout, posant pour l'occasion et la postérité, le gaillard crânait. Il portait des bacchantes superbes et une barbe fournie. Au mieux, il avait 25 ans, mais il en paraissait 40. Elle lui sourit.
Ces yeux, cet air farouche, nous ne les avions jamais vus auparavant. Ce visage, nous ne le connaissions pas. Alors, devant nos mines étonnées et nos questions pressantes, elle sortit de sa rêverie, et nous contemplant l'œil rieur elle dit simplement : « C'est Willy. »
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Xavier Moulia
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Le sourire (dernière partie)
Édouard mourut en juin 1939, âgé de 48 ans. De constitution robuste, sa santé avait toujours été précaire depuis qu'il avait eu les pieds gelés dans une tranchée du côté de Verdun. Naturellement enjoué, la trahison de ses « amis » et la perte de son journal l'avaient plongé dans une mélancolie solitaire qui précipita son décès. Il la laissait donc seule, avec l'imprimerie à faire tourner et cinq bouches à nourrir. Mon père, le petit dernier, n'avait pas tout à fait 8 ans ; elle en avait 45.
Jusqu'à ce jour de 1981 où, du fond d'une boîte en carton, resurgit son visage, elle n'avait jamais mentionné l'existence de Willy. J'ignore d'ailleurs si Édouard ou qui que ce soit avait eu connaissance de cet amour passé. Sans cette photo, sans ce moment, sans le handicap qui la délivrait d'elle-même et de ses secrets, personne peut-être n'en aurait rien su.
Pourtant, elle l'avait bien aimé Willy. Elle l'aurait épousé sans doute s'il était revenu, puisqu'ils s'étaient fiancés juste avant le début de la guerre. Combien de fois, respirant les vapeurs d'une Cologne, avait-elle revu son visage ? Combien de fois, au cours de ces années, avait-elle songé au jeune homme crâneur qui nageait dans la Loire ? Il y avait tant de choses qu'elle aurait voulu lui dire que la mort avait empêchées, tant de choses qu'au hasard d'un obus ou d'une balle il avait bien fallu se résigner à dire à un autre, loin de la Loire et d'Orléans, du jardin de la rue Bannier et de la tour Saint-Paterne. Bien sûr il y avait eu Édouard, le bel Édouard qu'elle avait sincèrement aimé. Mais aux soldats qui rentrent de la guerre, on fait toujours payer un peu le prix de leur survie et du chagrin qu'on doit aux disparus. La vie après l'horreur semble une petite lâcheté, et ceux qui n'y étaient pas, ceux qui ne savent pas traînent longtemps l'idée que ceux qui n'y sont pas morts ne sont pas forcément les meilleurs. Alors oui, elle avait aimé Édouard, mais sans passion excessive. Peut-être avait-elle eu peur de le perdre lui aussi, comme son beau nageur troué dans la boue froide d'un ailleurs hostile. Peut-être avait-elle eu peur qu'il l'abandonne, comme Charles, un beau matin. Après tout, les hommes, si peu doués pour l'amour et les joies simples lui avaient apporté bien du malheur.
Mais elle souriait à présent en regardant Willy. Parce que, s'il n'était pas mort loin de ses bras, nous n'aurions pas été là autour d'elle. Parce que, finalement, elle aussi elle avait survécu à l'amour en allé et à la solitude. Et elle ne trouvait pas ça lâche. Elle ne trouvait pas ça lâche du tout. Elle avait en nous regardant la preuve du contraire et cela l'amusait.
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jeudi 16 novembre 2006
Surtout, ne prends pas froid
Et pourtant, quoi qu'il dise, espérer c'est remettre demain au hasard. Le seul espoir qui tienne, le seul qui soit fidèle et que rien ne peut décevoir — sauf la mort —, c'est celui de survivre, de survivre à toutes les joies, à toutes les peines de l'enfance, aux trahisons et aux échecs, à l'amour qui s'en va dans le vacarme du vrai silence, à ton absence, au souvenir de tant d'amour, aux rêves du matin. Voilà le véritable espoir des hommes : ne plus se souvenir pour ne rien regretter, pour ne pas souffrir de ses faiblesses, de ses lâchetés, et ne pas regarder la beauté en allée, sa trace sur mon cœur gravée comme une fuite. Être et ne plus souffrir de soi. Ne plus souffrir. Se dire simplement que le bonheur, c'est pour demain, qu'il y a une chance sur deux pour que ça tombe et qu'à tout prendre, ce n'est déjà pas si mal, qu'on tiendra bien jusque-là et même davantage. S'il le faut, jusqu'au matin d'après. Tant qu'il y aura demain.
Traverser les brumes de Christophe.
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samedi 14 octobre 2006
Pascale
Elle, c'est différent. J'en étais amoureux. Il faut dire que j'avais dix-sept ans et que je traînais déjà ce physique de poupon joufflu qui inspire aux filles bien plus de sympathie que de désir. Je l'aimais donc comme souvent on aime à l'adolescence, sans même savoir ce que c'est que d'aimer vraiment, mais avec force serments et quelques promesses d'éternité trop vite évanouies dès que s'en vient l'automne. Bien évidemment je désespérais, puisque le désespoir est l'accessoire indispensable de tout amant passionné digne de ce nom. C'est ainsi, en tout cas, que je me les représentais.
Donc, c'est à cette époque et dans cet état d'esprit que je lui écrivis une lettre enflammée, lui déclarant un amour à la fois tragique et merveilleux, espérant sans doute l'apitoyer assez pour la convaincre de céder à mes assiduités. De mémoire, ce fut mon premier échec.
Pascale est et a toujours été une personne peu commune. Elle est assez petite, ronde et elle a des yeux trop grands. Elle n'est pas belle au sens ordinaire de ce mot, et c'est tant mieux car la beauté ne devrait pas être ordinaire. Aujourd'hui encore, il se dégage d'elle une telle intelligence de la vie, une telle énergie, un tel charme, que j'en oublierais presque son seul défaut qui est de m'avoir dit non… Elle n'est pas belle et c'est encore mieux : elle donne, par sa vision des êtres et des choses, par le mouvement de ses épaules quand elle rit, une idée de la beauté. Je ne connais pas beaucoup d'êtres comme ça, aussi je mesure quelle est ma chance, grâce à elle, d'en connaître au moins un.
C'est bien simple, on ne se voit jamais. Pas un coup de fil, pas un courrier, rien. C'est comme ça. Elle vit sa vie à cent à l'heure, je vis la mienne entre parenthèses. De toute façon, elle sait bien comment je suis, que je ne donne jamais de mes nouvelles, que ce n'est pas grave, que je l'aime quand même puisque j'aime qu'elle existe. Le reste, n'est-ce pas, c'est du détail, du temporel, du provisoire. Elle est bien à sa place dans la petite constellation humaine qui me console de mes nuits solitaires. C'est un peu comme la ligne bleue des Pyrénées à l'horizon : je n'ai pas besoin de la voir tous les jours, j'ai juste besoin qu'elle soit là. Pas comme un élément du décor, mais comme une partie de moi qui se réveille seulement certains jours ou à certaines heures. Pascale est comme les montagnes, mais il n'y a pas d'horizon dans son regard. Les limites, c'est pas son truc.
On a mangé ensemble début août. Des années qu'on ne s'était pas vus. Des années abolies en cinq minutes, évanouies plus vite encore que les amours adolescentes avant l'automne. On a parlé de tout et, donc, principalement de rien. De rien qui soit véritablement important, puisque rien d'autre n'était plus important que de nous retrouver ensemble, là, à cette table sous les parasols de la place du Foirail. Ça m'a fait un bien fou de retrouver son rire. C'est quelque chose son rire. Ça marque comme une empreinte ce machin. C'est beau comme une cascade, comme un scandale.
Elle m'a fait un coup fumant ce soir-là. Dans son portefeuille, entre la carte d'électeur et celle du groupe sanguin, elle a rangé ma lettre d'amour. Depuis dix-huit ans, elle la promène partout, dans ses affaires, ses valises, dans le grand bazar de sa vie. Ça me laisse rêveur ce petit bout pathétique de mes dix-sept ans qui reste collé contre son cœur depuis toutes ces années, ce petit morceau de moi contre ce beau cœur de femme. Elle devrait pourtant le savoir, mon amoureuse, qu'on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, qu'on dit des choses qu'il ne faut pas trop croire, des histoires de toujours qui ne durent qu'un été. Mais je crois qu'elle le sait au fond. Elle ne la garde pas pour ça. Elle la garde parce que ça ne court plus trop les rues les lettres d'amour et que, quand elle sera vieille, si elle vieillit un jour, il y aura toujours, soigneusement plié dans la pochette en cuir, ce papier où tremble le cœur d'un petit gars joufflu qui lui répète qu'il l'aime en tortillant ses doigts. Les filles aiment ça il paraît. Elles ne sont pas les seules.
Enfin, je crois.
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vendredi 13 octobre 2006
6 février
Et me voilà devant la vasque dans la cour. À côté de la porte de la réserve, où sont entreposées les fournitures de la papeterie, le rosier grimpant étire ses vieux bras implorants vers la grande marquise d'où tombe une lumière jaune et pâle. Les hortensias longent la maison jusqu'à la fenêtre du bureau de Papa et, de l'autre côté, les jardinières nues attendent le printemps, les bégonias nains ordinaires et les premières pensées. Je me souviens bien de cette cour, du petit trou à l'extrémité de la plaque de métal fermant la citerne, de toutes les petites cavités du dallage où nous jouions aux billes, du banc de pierre… Et je me revois, ce matin-là, devant la vasque aux primevères, comme autrefois. Après deux ans.
C'était un lundi soir. Dans la cuisine, les femmes travaillaient. Du salon où je luttais contre l'arithmétique, j'entendais leur bavardages tandis que leurs mains s'affairaient à mettre le journal sous bande. Toujours le même geste précis : un pli en bas, le majeur plonge dans la colle de farine et la dépose sur le papier, un pli en haut. Il y avait dans ce geste et dans ce rendez-vous hebdomadaire un caractère à la fois rituel et familier. Et puis, soudain, comme ça, elle ne s'est pas sentie très bien. Oh rien de grave, l'impression d'un vertige, peut-être d'une nausée. Mais tout allait bien, elle avait juste besoin de s'arrêter quelques instants.
Elle vint me rejoindre et s'installa dans le crapaud vert. Je pris place à ses côtés et me mis à caresser doucement ses mains fraîches. Elle aimait cette caresse chaude et réconfortante, elle qui avait toujours si froid. Puis, comme le mauvais vertige ne passait pas, maman décida tout de même d'appeler le docteur. Et tout s'accéléra. Le médecin, un vieil ami de la famille, arriva aussitôt. Après l'avoir auscultée, il décréta la nécessité d'une hospitalisation en urgence. Elle parlait maintenant avec difficulté et son bras gauche semblait ne plus lui obéir. Il fallait partir, partir vite. À partir de ce moment, je ne me rappelle plus de la chronologie exacte des événements. Je revois juste les deux ambulanciers portant dans l'escalier le fauteuil roulant où l'on emmenait ma grand-mère. Je me souviens de l'avoir vue partir ainsi, portée par ces deux hommes dans sa robe de chambre froissée, ses cheveux blancs défaits et son regard perdu.
C'était il y a deux ans, le lundi 29 septembre 1980. Je me souviens de la date parce que, au mur de la cuisine, dans son appartement, personne n'a arraché la feuille du calendrier. Il faut croire qu'on n'a pas eu le courage, qu'on s'est dit, sans s'être concertés, que peut-être, si l'on n'y touchait pas, tout pourrait redevenir comme avant. Mais rien ne revient jamais du bonheur enfui, n'est-ce pas ? Rien que le souvenir des rires au moment du café, des interminables parties de jeu de l'oie, le soir, en rentrant de l'école, du thé que je lui préparais et qu'elle venait boire chez nous avec Papa, des énormes poudriers Lanvin sur l'étagère au-dessus du lavabo de la salle de bain, de ses bibis piqués par une longue épingle, de l'odeur du cake, du rhum et de la vanille, de la quille bleue pour mouiller le linge et du relax rouge où elle faisait ses mots croisés… Et c'est pourquoi je suis maintenant devant la vasque dans la cour. C'est à cause de tout ça. Parce que, vous comprenez, je l'aime tellement. Alors, avant qu'elle ne s'en aille, avant qu'on me l'enlève, je suis venu cueillir des fleurs. Pour qu'elle les serre dans ses mains pâles. Pour qu'elle les emporte avec elle dans son sommeil de pour toujours. À jamais, mes fleurs et mon enfance contre son cœur.
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samedi 12 août 2006
Oraison
Les entrelacs muets des branches
Dans l'air bleu composent les vitraux de l'église primale
Où moi
L'apôtre et Christ vaincu
Amant insolite
Je prie
Les vents s'évadent par ma bouche
Leur souffle étreint le monde d'une étreinte inféconde
Et mon cœur
Pareil au lourd rideau de l'histoire sainte et triste
Saint des saints dévoilé de ma Jérusalem
Lourdement se déchire
À l'endroit de ton nom
Allez, vents de la plaine
Des monts
Du grand désert
Allez dire à qui j'aime que son nom est un fer
Que sous les vitraux bleus
Balancés mollement dans la brise
Ma prière est son nom
Son nom
Qui est la seule vraie croix de mon église sous le ciel
Ô mon amour
Triste pendu entre les arbres qui s'étirent
Comme un soleil
Mon cœur percé perd mon amour
Comme du sang
Comme la brise dans les arbres
Coulent mes larmes
Passent les heures lentement
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Catégorie(s) : Poèmes
La Valse
Il tourne autour de moi comme un mensonge, un beau mensonge à la peau claire, aux yeux fiévreux et graves, un jeune mensonge au sourire lumineux et doux. Une de ces menteries à l'horizon de cour d'école, quand on dirait que je serais et que tu ferais comme si, et que, sous le préau, ce serait l'Amérique.
Il est arrivé sans prévenir un soir d'octobre, traînant à ses semelles et d'un air innocent sa petite avalanche de beauté. Il ne dit pas grand-chose. Il se contente de sourire. Je crois bien qu'au fil des mois, son sourire à laissé une empreinte sur les murs de la maison. Cela explique sans doute pourquoi je le vois partout, des murs du salon au creux des draps froissés par les nuits d'insomnie. Partout, jusqu'à mon cœur où une petite cicatrice a la forme de ce sourire. Oui, même là. Même ici.
Je ne compte plus les nuits où j'ai basculé doucement sa nuque au creux de ma main, couvrant ses yeux et son cou de baisers aussi secrets que ses silences, où j'ai caressé son épaule, où je l'ai porté dans mes bras, extatique et reconnaissant, pliant sous le seul poids de son innocente splendeur. Je l'ai aimé, mieux qu'aucun autre, pour son mystère, pour le simple miracle de sa présence, pour son souffle sur ma peau et la noirceur déterminée de son regard dans l'amour. Je l'ai aimé avec cette douceur triste de l'abandon, comme s'il avait pu me quitter au matin, lui qui ne m'est jamais venu, comme s'il avait dû partir.
Il est le bien-aimé. Son parfum est un jardin où s'épanouissent des fleurs sauvages. Sa peau est une ivresse meilleure que le vin. Et la soie de sa main dans la mienne serrée, tandis que son jeune sourire se penche et se pose au fond de mes yeux, fait monter dans mon cœur une ombre d'indécence et de bonheur enfuis. Il est le bien-aimé. Le soleil se lève pour moi seul dans chacun de ses pas quand il approche. Le grand soleil où se rêve la nuit aux plaisirs murmurés. Le grand soleil énamouré. Le beau soleil du bel été.
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mercredi 9 août 2006
À la bonne maison
À la bonne maison
Des assiettes décorent le haut des murs
Elles célèbrent la nation, le roy François et la Révolution
Puis dans un murmure elles disent
Les repas chauds du long hiver
Morsures de la noire bise
L'éclat des verres
Et des bons rires disparus
Dans des cadres alignés sur les murs
Des gravures anciennes montrent
Le paysan de l'Oberland bernois
Fumant sa longue pipe et contre
Les bas de laine des grands froids
Le bas-bleu à la triste fripe
Au Luxembourg l'habituée
Promène son caniche nain
Elle va minaudant sous les arbres
Exagère un peu son dédain
Insensible aux soupirs déposés
Sur sa belle nuque de marbre
Dans la vallée
Qu'on aperçoit trouant le soir entre les arbres
Les villes endormies scintillent comme des étoiles tombées
À la bonne maison
Où les parquets craquent dans la nuit
Le feu crépite doucement et fume
Et l'ombre ancienne palpite et bruit de jeux d'enfants
À la bonne maison des brumes
La bonne maison des vents
À la maison Bonne
Où frissonnent et dorment
Les bonnes gens
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Xavier Moulia
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Catégorie(s) : Poèmes
samedi 4 mars 2006
Vertu du mensonge
Quand elle ne se pare pas des artifices du mensonge, la photographie est une activité macabre qui ne donne à voir du réel que des images mortes. Sur la pellicule, la lumière est arrêtée dans sa course, le temps se fige, la matière devient inerte. À peine le déclencheur est-il relâché que tout s'enfuit de l'instant capturé. C'est ainsi : ce qui était soudain n'est plus, et le sourire de mon père sur le portrait de ses cinq ans est le sourire d'un enfant mort un jour de 1936.
J'aime les beaux mensonges, comme les amoureux de Doisneau ou le visage de Dietrich auréolé d'ombre. Ces photos-là sont différentes : elles ne montrent pas le réel, elles le subliment. Ce ne sont plus des images, ce sont des icônes humaines, des représentations qui transfigurent l'instant en éternité retrouvée. Le baiser de l'Hôtel de Ville, ce n'est pas un portrait d'amoureux, c'est un portrait de l'amour ; et Marlene dans son train pour Shangaï n'est plus Marlene. Comme une vibration de l'air, la lumière et la matière prennent place. On les a tordues, on les a forcées, on a violé leur innocence, on a maté leurs rebuffades. Tout a été préparé avec minutie comme un banquet pour l'arrivée de la beauté. Quand elle arrive la garce... Parce qu'il faut être patient avec elle, ça ne marche pas à tous les coups.
Mes amis trouvent souvent que je me pose trop de questions. Je ne peux pas leur donner tort. Mais, tout de même, il m'interroge ce mensonge puissant de l'art qui abolit la mort, qui transforme le réel en idée, qui rend éternel l'éphémère et le périssable. Il y a là un miracle, un vrai miracle puisque comme eux il ne doit rien au hasard, mais qu'il recèle la même incertitude profonde et qu'on l'espère parfois en vain. Peut-être aussi est-ce dans mon regard qu'est le mensonge. Peut-être sont-ce mes yeux qui décident de l'éternité des choses. Et ce soir, tandis que la nuit pèse lourdement sur le grand salon où j'écris, je repense à la photo du petit prince de 1936 en me disant que peut-être, peut-être si je la grave une bonne fois pour toutes dans ma mémoire, si je lui donne pour moi le visage de l'enfance, je pourrais l'empêcher de mourir tout à fait.
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mardi 23 août 2005
Je suis le seigneur du château
Ils ont planté des arbres autour de leurs maisons. Des arbres qui n'existent plus, des arbres qui sont devenus des murs. Et, derrière ces murs, ils ont planté d'autres arbres, des arbres libres ceux-là — enfin on dirait — et qui semblent pousser comme les oiseaux chantent, c'est-à-dire comme ils peuvent, comme poussent de pauvres arbres affranchis dans le vent des saisons quand la saison n'est pas mauvaise.
Ceux-là bien sûr ne sont pas plus libres que la muraille végétale qui les entoure. Quand vient l'hiver, on les taille pour qu'ils n'aillent pas trop haut, pour qu'ils ne menacent pas la maison, on les voile pour qu'ils ne gèlent pas, on les traite contre les bêtes, on les bichonne… Non décidément, ceux-là non plus ne sont plus des arbres : ce sont « mes » arbres, mes arbres rêvés, ceux qui cachent la forêt imaginaire que j'ai plantée là, au fond de mon jardin, au bord d'une savane de trois ou quatre centimètres de haut selon le réglage de la tondeuse…
Derrière le mur de parpaings verts, il y a la maison. Elle est bien protégée d'ailleurs. Samedi dernier, on avait organisé un petit barbecue pour fêter l'arrivée des beaux jours. Les Martin étaient épatés. C'est vrai qu'on n'entend pas du tout la route alors qu'elle est juste là, de l'autre côté de la haie… Ah, non, on a bien fait vraiment. Et puis au moins comme ça on est chez soi.
Et c'est vrai qu'ils sont chez eux.
Dehors, le long ruban obèse et gris de la route charrie sa civilisation pétaradante et nauséabonde. Elle n'est à personne la route. C'est même pire : elle est à tout le monde, à tous les fous, les vicieux, les pédés, les ratés, les envieux, à tous les détraqués qui traînent. Elle est sale la route, elle mène partout, elle mange à tous les râteliers. Et puis elle tue. A-t-on idée de tuer le monde ? Des gens qui ne vous ont rien fait ! Elle mène partout... Ce n'est pas sérieux ! Aller partout, ça ne mène nulle part.
Dans le fond, ils ne sont pas bien méchants. Qu'y a-t-il y a dans leurs maisons ? Des enfants qui jouent, qui dorment ? Des amis de passage pour quelques heures, pour quelques jours ? Des parents peut-être ? Et tout ce qu'on ne voit pas mais qu'on devine de leur vie organique, alimentaire et affective. Et tout ce qu'on ne verra jamais, même en perçant leurs murs, de leurs joies intimes, de leurs peines, de leurs espoirs, de leurs angoisses.
C'est peut-être pour ça qu'ils font pousser des murs. Bêtement. Désespérément. Pour faire comme tout le monde et dans la crainte d'être n'importe qui. Pour qu'on ne voit pas ce que de toute manière on ne pourrait pas voir. Parce qu'ils ont peur pour les enfants qui dorment alors que la route est là. Parce qu'on pourrait surprendre en passant, comme ça, un moment de tendresse ou d'affliction, une lueur d'espoir, un sanglot, un baiser. Parce qu'il y a tous ces fous, ces détraqués qui traînent... Parce que l'arbre qui n'existe pas c'est aussi cet homme qu'ils amènent au bureau le matin, brossé, peigné, cravaté, ciré, bien lisse, bien propre, bien droit, et qui est tellement différent de l'autre, de celui qui respire, celui qui sent, celui du hamac du dimanche entre les baobabs rêvés, pendant que Christine prend le soleil sur le transat en veillant du coin de l'œil sur les enfants qui jouent.
Vivre ailleurs ? Quelle idée ! Et pourquoi faire ? Pour aller où ? C'est le paradis ici… On n'entend pas du tout la route.
Marcher le long des citadelles d'Alan.
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Xavier Moulia
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Amour et printemps
J’aime les gares oubliées comme j’aime les épaves des bateaux ou les immeubles condamnés. Je les aime parce que dans l’air, sous les marquises, je devine l’empreinte des baisers aux soldats, le mouvement des mains agitant des mouchoirs, les larmes des départs et, dans le meilleur des cas, celles des retrouvailles. Je les aime parce que sur le quai, où poussent désormais des herbes folles, mêlées aux cris des bêtes et aux coups de sifflet, les joies et les peines en allées résonnent toujours, lointaines, comme une valse de salon sur le pont briqué du Normandie.
Il y a là, comme dans les eaux du port de New York, des ombres qui ne veulent pas mourir tout à fait et qui attendent, silencieuses et sages, la promesse d’un voyage. Voyage au long des flots, au bout de rails rouillés devenus inutiles, mais qui les conduiront où conduisent les rails, où vont les fleuves : au cœur des villes où sont les Hommes et leurs bêtes, les larmes et les mouchoirs, les joies et les baisers.
Visiter les gares oubliées de Pascal.
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Xavier Moulia
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dimanche 24 octobre 2004
In God We Trust
À une trentaine de kilomètres de Bergerac, au cœur du Périgord pourpre, le village de Cadouin abrite une abbaye cistercienne bâtie au début du XIIe siècle afin d'y conserver une relique prestigieuse : le saint suaire du Christ (1). Ce linge est tissé de fils de lin blanc très serrés (trois fils au millimètre) qui lui donnent sa robustesse, et il est bordé sur la largeur par deux bandes de soie de Chine brodée. Probablement acquis lors de la prise d'Antioche pendant la première croisade (1095-1099), le « suaire » est aujourd'hui encore préservé à Cadouin où il est exposé, en parfait état, dans une vitrine climatisée.
Pendant près de mille ans, ce morceau d'étoffe a fait l'objet d'un véritable culte en occident. Soucieux d'obtenir les faveurs du Ciel, les rois de France et d'Angleterre se sont inclinés devant lui. Louis XI, notamment, a richement doté l'abbaye de Cadouin partiellement détruite au cours de la guerre de Cent ans : il espérait que le suaire pourrait le prémunir contre la quatrième attaque cérébrale qui devait lui être fatale…
Au début du XVIe siècle, au moment même où paraît le De revolutionibus orbium cælestium de Copernic (2), l'abbaye de Cadouin connaît son apogée. Des pèlerins venus de l'Europe entière se pressent à ses portes : la vénération du suaire, jalousement gardé par les moines de l'ordre fondé par saint Bernard, se poursuivra ainsi jusqu'à la Révolution française et, après elle, dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu'aux années 1930. En 1934, une étude du linge établira définitivement qu'il ne peut pas s'agir du saint suaire : si l'origine du tissu ne fait aucun doute (il est bien originaire d'orient), sa confection remonte à une époque bien antérieure à celle du Christ. Acta est fabula.
L'histoire du suaire de Cadouin me paraît exemplaire pour au moins deux raisons. La première est qu'ayant occupé l'esprit et le cœur des hommes pendant près de mille ans, ce linge est à présent tombé dans l'oubli, ce qui peut nous amener à nous interroger sur nos croyances actuelles et sur leur devenir. La seconde est que, s'il en était besoin, cette histoire illustre la différence qu'il y a entre l'ignorance et la bêtise. On pourrait aisément railler la piété mal placée des puissants qui se sont humiliés sur le passage du supposé suaire du Christ. On pourrait dénoncer la sottise de ceux qui ont traversé des pays et des mers pour vénérer un rectangle d'étoffe qui, au bout du compte, n'avait rien de sacré. Mais, ceux qui se risqueraient à se moquer ainsi feraient preuve de bêtise, là où on ne peut reprocher aux pèlerins de Cadouin que leur ignorance.
Il peut sembler habile, après coup, de juger notre histoire, ceux qui l'ont faite ou ceux qui l'ont simplement traversée, mais, comme toujours, ceux qui jugent aujourd'hui doivent savoir qu'ils s'exposent à être jugé un jour à leur tour, et par des arguments tout aussi intellectuellement malhonnêtes.
J'aime à penser qu'il y a eu de vrais miracles à Cadouin. Non pas grâce au suaire qui était aussi faux alors qu'il l'est aujourd'hui, mais parce que la foi de ceux qui venaient le prier était sincère. Parce que, dans le flot des milliers d'hommes et de femmes qui sont venus s'agenouiller auprès de lui, certains n'avaient dans le cœur que leur misère et leur désespoir à offrir.
La bêtise de ces temps anciens, ce ne fut pas de prier une fausse relique. Ce fut d'aller la chercher en orient et, pour cela, d'y amener la guerre. Fort heureusement, personne aujourd'hui, à la lumière de l'Histoire, ne pourrait être assez stupide pour commettre à nouveau une telle folie…
Car le suaire nous rappelle que c'est à la raison de diriger ce monde, pas à l'irrationnel. La foi cesse d'être respectable lorsqu'elle quitte la sphère de l'intime pour s'immiscer dans celle du pouvoir et, pour tout dire, elle ne nous rend meilleurs que si nous ne cédons pas à la tentation de nous croire tels.
En 1934, lors de l'expertise du linge, on parvint enfin à déchiffrer l'inscription brodée dans la soie bordant l'étoffe de lin. Il s'agit d'une dédicace écrite en coufique ancien, en l'honneur du vizir El Afdal, calife du Caire de 1094 à 1101, celui-là même qui combattit les croisés à Antioche. Et sous le verre de la vitrine climatisée, après avoir été adoré pendant mille ans par la chrétienté tout entière, le suaire proclame désormais sa vérité : « Allah est grand et Mahomet est son prophète. »
(1) Pour les chrétiens, le saint suaire est le linge dans lequel le corps du Christ a été emmailloté, puis enseveli, après la crucifixion.
(2) Dans ce livre publié après sa mort, Copernic dénonce le géocentrisme issu de la cosmologie de Ptolémée. Pour lui, c'est le soleil et non la Terre qui est au centre de l'univers connu. Cette théorie, qui n'en est plus une pour nous, fut une véritable révolution pour l'époque, car elle entraînait une profonde remise en question de la place de l'homme dans l'univers.
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Xavier Moulia
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dimanche 18 avril 2004
Spitzberg
Pour Stéphane.
Or donc, c’était la nuit. Une nuit malhonnête, pleine de reflets bleutés et de lueurs parmi les glaces. Un vent hostile soufflait du nord. Il était sans doute glacial, mais après quelques minutes passées au dehors, les membres soudain engourdis devenaient insensibles et nul n’aurait pu dire s’il avait froid ou non.
On était parti de bonne heure. Par chance, la météo annonçait un ciel clair et dégagé. Pourtant, à cause du vent, la marche s’annonçait longue et pénible. Le sommet n’était pas très élevé et partout ailleurs un homme bien entraîné l’aurait gravi en deux ou trois heures. Mais ici, tout était difficile, compliqué. Il faudrait bien le double de temps pour en venir à bout, peut-être davantage.
Vers une heure, Christian était venu me chercher. « Il faut partir », avait-il dit, et je l’avais suivi dans la pénombre jusqu’au point de rassemblement, près des mines, où attendaient déjà une dizaine de personnes. On m’offrit un café chaud que je bus avec avidité, puis Christian donna le signal du départ. Après quelques minutes, les mines et la ville avaient disparu, englouties par l’obscurité et le blizzard. À présent, nous étions seuls, livrés pour quelques heures à l’immensité blanche et noire, mais personne n’aurait songé à faire demi-tour.
Maman est morte ce matin. J’ai besoin de l’écrire pour y croire. Tout semble tellement irréel depuis que j’ai reçu le télégramme de Mathilde : « Paul, c’est fini. Nous t’attendons. »
Maman est morte ce matin. Maman est morte.
Je me suis jeté sur le lit en pleurant, comme un gamin. J’ai une boule dans le ventre. J’ai envie de vomir.
Le vent s’est un peu calmé. Pour autant, il serait idiot de se réjouir : la route est encore longue jusqu’au sommet. Nous avançons en silence, car le froid aurait tôt-fait de nous geler si nous ouvrions nos capuches. En outre, pour ne pas nous perdre dans l’obscurité, nous marchons en file indienne. Devant moi, il y a la silhouette de Suzanne. Elle avance péniblement dans la neige molle et a manqué tomber plusieurs fois. Christian ferme la marche derrière nous. Je me retourne parfois pour le voir. Sa haute silhouette noire me rassure.
À la gare Saint-Jean, j’ai pris le premier train pour La Rochelle. Il venait à peine de partir quand je me rendis compte que je n’avais pas prévenu Mathilde de l’heure de mon arrivée. J’avais une certaine appréhension à la revoir après toutes ces années, mais je n’y pensais pas trop pour l’instant. On verrait bien le moment venu.
Je me laissais bercer par les da-dams monotones du train qui m’emportait. Par la vitre, la Charente faisait défiler des paysages familiers. Il y aurait Jarnac, puis Saintes et Rochefort. La campagne aurait bientôt cédé le pas face aux falaises escarpées de l’Atlantique. Au large de Fouras, peut-être apercevrai-je ce fort gris qui me faisait déjà rêver enfant, comme une île déserte ou comme une prison d’où s’échappaient parfois les monstres qui peuplaient mes nuits. Je vis alors le beau visage de maman penché sur moi. Elle semblait si petite assise au bord du lit, dans sa chemise de nuit bleu pâle. Elle caressait doucement mon visage pour me calmer.
J’étouffai un sanglot dans ma gorge et je sortis précipitamment dans le couloir pour fumer.
Nous avons fait une halte de quelques minutes. Un gros rocher nous fournit un abri idéal et nous en profitâmes pour boire un peu tout en mâchant les curieux biscuits préparés par Éva, la femme de Christian. Il ne fallait pas trop nous attarder si nous voulions être à l’heure. Sans compter que la roche, si elle nous protégeait du vent, n’était qu’un rempart dérisoire face aux assauts du gel. Nous repartîmes donc.
Comme l’avait promis la météo, le ciel se dégageait peu à peu. Bientôt, sur un coin de ciel étoilé nous aperçûmes la crête où nous allions. Cette vision un peu irréelle, plantée au beau milieu des glaces bleues, me sembla émouvante. Je me sentis comme réchauffé par un espoir soudain. Sans nous être concertés, je remarquai que notre pas se faisait plus rapide : à ce rythme, dans deux ou trois heures nous serions au sommet.
« Je ne pourrais pas… »
Tandis que le train se rapprochait de La Rochelle, je me rendis compte que je ne supporterais de la voir ainsi. Je me sentis lâche et j’essayai de me raisonner. Je pensais à Mathilde qui m’attendait là-bas, à Jacques qui y serait sans doute aussi. Mais rien n’y fit. J’étais submergé par une vague d’angoisse et de tristesse qui, comme une lame de fond, remontait de mon cœur et noyait tout. Dans chaque détail connu du paysage, dans chaque visage de femme croisé, je revoyais son visage à elle, comme un vivant visage de mon enfance à laquelle je ne pouvais renoncer. Dans le couloir central, une femme passa encombrée de bagages, qui portait son parfum. J’étouffai.
Le train ralentit, puis s’arrêta. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Sur le quai, les haut-parleurs annoncèrent : « Chatellaion-Plage, trois minutes d’arrêt. » Je pris mon sac et, en toute hâte, je descendis.Pour me donner du courage, je marmonnais de vieilles chansons dans ma capuche. Surtout, je repensais à ces deux derniers mois, à l’angoisse perceptible dans les visages fermés, à la mauvaise humeur qui était devenue notre lot commun, au désespoir latent que nous ressentions tous. C’était bien pour cela que nous marchions à présent : pour en finir avec ces semaines de cauchemars incessants et de peur viscérale. Il fallait que tout cela cesse, et nos muscles suffisaient à présent ce voyage. En un instant, tout serait aboli. Il n’y aurait plus de peur, plus d’angoisse. Enfin le désespoir, qui était comme un dragon menaçant sur nos têtes, allait être vaincu… Je chantai doucement, mais, dans la neige, mon pas se fit plus ferme.
J’avais traversé comme en rêve les rues de la ville, marchant droit devant moi sans rien voir. Quand je sortis de ma torpeur, j’étais debout sur la plage, mon sac à la main, face à l’océan paisible. Le bruit des vagues avait suffi. Je posai mon sac sur le sable, et je restai un moment dans ce face à face tranquille avec l’immensité liquide. Il y avait quelque chose d’intime dans cet échange silencieux : les eaux de l’Atlantique, en se retirant, emportaient avec elles des lambeaux de ma peine. Ce que je n’aurais pu partager avec personne, l’océan le prenait sans questionnement inutile. Il mordait doucement dans ma douleur, comme sur les falaises, et je lui abandonnai sans résistance les morceaux de mon cœur.
Des heures passèrent ainsi sans que je m’en rende compte. Je n’avais pas même senti le froid de la nuit. J’étais resté debout un long moment puis, vaincu par une fatigue soudaine, je m’étais assis face à la mer. Il n’y avait presque pas de vent, ce qui était étrange mais ne m’étonna pas. Le ciel était couvert et, dans les nuages apparaissaient parfois des lueurs vertes. Je m’endormis alors quelques minutes, peut-être une heure, deux tout au plus, mais quand je me réveillai il faisait encore nuit. Les nuages avaient disparu, laissant paraître des étoiles. Je resserrai le col de mon manteau sur ma gorge nouée. Je repensais à maman. Je sentis mon cœur vide. J’avais faim.
« Nous arrivons. » Sans que j’aie deviné sa présence, Christian était arrivé à ma hauteur. Il avait déroulé l’écharpe qui lui protégeait le bas du visage et je devinais un sourire discret dans sa barbe rousse. Nous étions en effet sur la crête. Le vent était tout à fait tombé maintenant et, dans le ciel, d’innombrables étoiles pavaient notre chemin.
Il se retourna vers les mines puis, portant son regard à l’horizon, il dit : « Là. » Aussitôt, nos yeux se fixèrent sur le point désigné. Et, ainsi, nous attendîmes.
Dans la grisaille bleutée, il y eut une lueur orange. De longs rayons rouges déchirèrent la nuit et les étoiles pâlirent. Soudain, je fus ébloui. Un déluge de lumière s’abattit tout autour de moi, et sur moi je sentis la faible chaleur du jour. Je frissonnai. Un lourd sanglot secoua ma poitrine d’un spasme douloureux. Je protégeai mes yeux baignés de larmes de ce nouveau premier matin du monde. Sur mon visage, il y eut un sourire, et dans ma gorge un cri.
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vendredi 22 août 2003
12 avril
« Je regarde le soir
Tomber dans les miroirs
Cest ma vie »
« Nous y sommes. »
Il rangea la voiture sur le côté et elle sortit.
« Merci mon chéri. »
« Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste ? »
« Non. Tout va bien je tassure. File, tu vas rater ton train. »
« Bon. Je tappelle dès que jarrive. »
« Oui. »
Il remit le moteur en route tandis quelle lui faisait un petit signe de la main. Quelques secondes plus tard, la DS avait déjà disparu au bout de la rue.
Dans lascenseur, dune main experte, elle vérifia la bonne tenue de son chignon et remit en place une épingle un peu lâche.
Après avoir fermé la porte, elle ôta ses gants noirs et ses boucles doreilles quelle abandonna négligemment sur le marbre de la petite commode de lentrée. Dun geste rapide, elle épousseta la veste et la jupe de son tailleur.
Le soir tombait. Elle était seule dans le salon, debout contre la vitre. La tasse de thé brûlant faisait des buées sur le verre. Elle la posa avec précaution sur la petite table basse et prit un carton bordé de noir qui traînait là. Elle lut :
« Madame Henri Gardès, sa mère,
Monsieur et Madame André Gardès,
Monsieur Robert Gardès
mort pour la France à Djelfa (Algérie), le 20 mars 1955,
à lâge de 25 ans.
Ses obsèques seront célébrées en léglise de Pantin,
le mardi 12 avril 1955, à 15 h 30. »
Elle hésita quelques secondes, puis elle poussa la porte. On avait posé sur le lit le carton envoyé par larmée et qui contenait les affaires personnelles de Robert. Elle regarda la chambre. Le papier peint avait deux ans. Il était neuf pour ainsi dire. Cétait juste après la mort dHenri. Elle sassit doucement sur le lit.
Sous la couche des vêtements et des affaires de toilette, elle trouva un jeu de carte, un harmonica, un peigne dans son étui, une petite boîte dans laquelle on avait glissé la chaîne en or de son baptême quil avait fallu agrandir en fondant deux napoléons , une boussole, un portefeuille, un briquet, des mots de camarades, des lettres de parents et damis dont ses propres lettres et, sous une pile de photos mélangées, un calepin et dautres lettres entourées dun ruban. Le téléphone sonna.
Cétait André. Il était bien rentré. Thérèse et les enfants allaient bien. Thérèse sen voulait terriblement de ne pas avoir pu venir. Elle répéta quelle comprenait, que ce nétait pas grave.
« Tout va bien, vraiment ? »
« Oui, mon chéri. Ne tinquiètes pas, ça va aller. »
« Tout de même, je men veux davoir dû te laisser si vite. »
Elle ne répondit pas.
« Quest-ce que tu fais ? »
« Oh, rien. Je range un peu. Je crois que je vais aller me coucher tôt ce soir, je suis un peu fatiguée. »
« Nen fais pas trop, hein ? Tâche de te reposer. »
« Oui. »
Elle sentit une gêne dans sa voix.
« Bon, je te laisse alors »
« Oui. Embrasse Thérèse et les enfants pour moi, tu veux ? »
« Bien sûr. Je te rappelle bientôt ? »
« Oui. »
« Bonne nuit, Maman. »
« Bonne nuit, mon chéri. »
« Je »
« Oui ? »
« Non, rien. »
Elle avait encore dans sa main gauche le petit paquet de lettres enrubanné. Elle retourna sasseoir sur le lit et défit le ruban.
Elle parcourut lune après lautre les lettres du paquet. Elle se sentit bientôt un peu honteuse de lire ainsi des mots qui ne lui appartenaient pas et dont elle aurait dû ignorer jusquà lexistence.
Elle nota soigneusement ladresse indiquée en tête de chaque lettre et refit le paquet.
Le lendemain, elle se rendit à la poste.
Sur le chemin, elle sarrêta chez un fleuriste auquel elle acheta une demi-douzaine de roses.
En rentrant chez elle, elle appela un taxi.
« Où allons nous, Madame ? » demanda le chauffeur.
Elle était à nouveau silencieuse et absente.
« Madame ? » insista le chauffeur.
« Au cimetière. », finit-elle par répondre.
Sur la banquette arrière, près des roses, elle regarda le ciel par la vitre fermée.
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Xavier Moulia
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lundi 11 août 2003
Le bel Argentin
J’aime Paris au mois d’août.
En dépit de l’estime que j’ai pour mes semblables, rien ne me les fait aimer tant que ces quatre semaines bénies de l’été où tous s’enfuient loin de la capitale, pressés qu’ils sont d’aller retrouver leurs collègues de bureau sur un coin de serviette ordinaire et sur des plages qui ne le sont pas moins. Ainsi, tandis que la France d’en bas cultive son cancer de la peau au soleil du Midi, je monte une tendre garde sur le beau Paris dépeuplé, flânant le long des quais ou par de petites rues désertes, à peine importuné parfois par un touriste en mal de romantisme latin ou cherchant à connaître, dans un anglais aussi approximatif que mon sens de l’orientation, le chemin le plus court pour se rendre à la tour Eiffel.
Ce jour-là, malgré la chaleur étouffante, j’étais donc sorti comme à l’ordinaire, ayant choisi de me rendre au bord du fleuve afin d’y trouver — du moins je l’espérais — un peu de fraîcheur. J’avais passé l’après-midi à divaguer d’une rue à l’autre, guettant tous les coins d’ombre et les troquets ouverts, comme autant d’oasis merveilleuses disséminées sur mon parcours. Sous le pont Mirabeau, le temps s’était écoulé comme la Seine et nos amours, et voyant le soir tomber, j’avais décidé à contrecœur de retourner chez moi. J’étais d’autant moins pressé de rentrer qu’outre la chaleur accablante de mon appartement, nous étions un mardi. Or, le mardi, chaleur ou pas, le club Pyramide du quartier s’entasse chez Germaine et, en dépit des deux étages qui nous séparent, la nuit finit invariablement par s’emplir des gloussements de ses amies, rendues hystériques à chaque brique sauvée et à chaque petit verre de porto descendu.
J’étais presque rendu quand, du bout de la rue, j’aperçus un camion de pompiers stationnant à la hauteur de mon immeuble. Le gyrophare orange me fit aussitôt appréhender quelque sinistre plus funeste que le lâcher de vieilles du mardi, et je me mis à courir, me souvenant soudain que j’avais laissé mon chat dans l’appartement.
Quand j’arrivai dans le hall, je croisai deux pompiers qui sortaient en portant une civière. Ils emmenaient Germaine, sous oxygène mais visiblement évanouie. Comme je m’inquiétais de son état et de savoir ce qui s’était passé, un de leurs collègues me répondit qu’à cause de son poids et de son âge, elle avait fait un malaise dû à la chaleur. Elle avait besoin d’une perfusion. Ils la conduisaient donc à l’hôpital où l’on saurait s’occuper d’elle, mais il ne fallait pas m’en faire : tout irait bien. « Au fait, c’est vous le locataire du quatrième ? », demanda-t-il. « Oui. », répondis-je intrigué. « Je vous demande ça parce qu’elle n’était pas encore évanouie quand on est arrivés, et quand on lui a demandé s’il fallait prévenir quelqu’un, elle a donné votre nom. » Il ne remarqua pas ma surprise et poursuivit : « J’aurais besoin d’une petite signature… » Je signai machinalement le papier qu’il me tendit : tout cela me semblait irréel. Dans un incompréhensible élan de solidarité résidentielle, je lui demandai néanmoins : « Je dois vous accompagner ? » « Non, non, dit-il. Tâchez plutôt de rassembler quelques affaires à lui apporter. Elle en aura besoin. » Puis il me fit un petit salut de la tête en tenant la visière de sa casquette et, comme dans un rêve, j’entendis des portes claquer, une sirène et, bientôt, le crissement des pneus sur l’asphalte chaud.
Je restai immobile sur le palier, transpirant à grosses gouttes, un double du formulaire qu’on m’avait fait signer à la main. Les chats de Germaine se faufilaient entre mes jambes en poussant des miaulements plaintifs indiquant l’heure du repas. Je n’arrêtais pas de me répéter : « Elle a donné mon nom. Cette conne a donné mon nom… » Quelques minutes passèrent ainsi avant que je recouvre mes esprits.
Un peu plus tard, j’étais remonté dans mon appartement, ayant pris soin de bien fermer la porte de celui de Germaine dont on m’avait si généreusement laissé les clefs. Je pestais sans arrêt contre le mauvais coup du sort qui avait mis mon nom dans sa bouche. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une des ses bruyantes amies, ou Bougredane, ou même la veuve Picard ? Pourquoi avait-il fallu que ça m’arrive à moi ? J’en voulais aux Meursaud, les voisins du troisième, de leurs vacances en Italie (me félicitant néanmoins qu’ils aient pris soin d’embarquer leur marmaille). J’allais même jusqu’à lui en vouloir à elle, la vieille évanouie, de ne pas avoir sombré plus tôt dans son coma calorifique… Bien sûr qu’elle avait tenu bon jusqu’à l’arrivée des pompiers, la vieille peau !
Je terminai mon repas sans appétit, l’air maussade, résigné à passer ma soirée à farfouiller dans son appartement, perdu au milieu de culottes innommables et de dentelles défraîchies. Quand j’eus fini, je descendis donc au premier où les chats, toujours miaulant, m’accueillirent. Alors, dans un soupir dégoûté, je poussai sa porte et j’entrai.
Il y eut une étincelle verte dans l’interrupteur lorsque j’allumai la lumière. J’étais dans un petit couloir aux murs lambrissés. À gauche en entrant se trouvaient la chambre de Germaine, puis la cuisine. Les toilettes étaient au fond, juste à coté de la salle d’eau. À ce niveau, le couloir faisait un coude à droite et donnait dans une pièce plus grande, mais mal éclairée, qui devait être le salon. Enfin, une autre pièce, en face de la cuisine, servait de buanderie et de débarras : à la manière de toiles d’araignées géantes, de monstrueux soutiens-gorge suspendus me frôlèrent la joue quand je passai la porte.
La forte odeur d’encaustique qui imprégnait chaque pièce m’écœura violemment. Sans plus attendre, je me dirigeai vers la chambre où j’entrepris aussitôt l’inventaire des tiroirs d’une commode. La pièce était assez petite et chichement meublée : un lit, une chaise, la commode et, dans un coin, un meuble où étaient posés un pichet à eau et une cuvette émaillée. Au mur, au-dessus du chevet, un crucifix doré collé sur un support en bois surplombait un petit bénitier en forme de coquille où l’on avait abandonné une paire de boucles d’oreilles. Fort heureusement, je trouvai assez vite ce que j’étais venu chercher : un nécessaire de toilette, deux chemises de nuit, des sous-vêtements propres, une jupe, un chemisier, un gilet gris chiné et un large manteau rouge.
Je jetai un dernier coup d’œil pour m’assurer de tout laisser en ordre. Avant d’éteindre le salon, je restai en arrêt devant un mur presque entièrement couvert de cadres. Les photos étaient assez anciennes et remontaient pour la plupart à ce que je supposai être les années 50. On y voyait une Germaine, jeune, svelte et souriante. J’avoue que j’eus tout d’abord du mal à la reconnaître, mais il y a des traits qui ne mentent pas. Des photos de famille sans doute, témoignages fanés d’un bonheur ancien. Rien d’extraordinaire. J’éteignis tout et je sortis.
Le lendemain matin, je me rendis à l’hôpital où Germaine, le visage marqué par la fatigue, faisait l’objet de soins attentionnés. Je notai que ses grosses joues, d’ordinaire si roses, semblaient bien pâles à la lueur du néon, mais il ne semblait pas y avoir de sujet d’inquiétude quant à son état. D’une voix faible, elle me remercia de ma visite et de lui avoir apporté ses affaires. Elle était inquiète pour ses chats et, devant son insistance, je dus me résoudre à promettre de m’occuper d’eux jusqu’à son retour. Puis, une infirmière entra pour la toilette du matin et je profitai de cette heureuse diversion pour prendre un congé précipité.
En début d’après-midi, je redescendis donc dans l’appartement du premier. Les chats, que j’avais négligés la veille, montraient à présent de réels signes d’impatience. Fouillant en hâte la cuisine, je finis par trouver un paquet de croquettes et un litre de lait. Puis, cédant à une curiosité nouvelle, je retournai au salon où se trouvaient les photographies entraperçues dans la pénombre du soir précédent. Par les stores baissés, des traits de lumière étiraient leurs rayons. Je remarquai alors l’agencement de cette pièce auquel j’avais d’abord prêté si peu d’attention. Au coin du mur aux cadres, un meuble bas enfermait un téléviseur resté en position de veille. Un énorme fauteuil dont le dossier était recouvert d’un châle en laine lui faisait face. À côté du fauteuil, au pied duquel s’entassait toute une collection de romans à l’eau de rose, une table ronde retint mon attention. Il s’y trouvait un cadre, bien plus grand que ceux qui étaient accrochés au mur, et une boîte entrouverte débordant de lettres au papier jauni. Dans le cadre, la photo d’un homme à l’air farouche, moustache pommadée et cheveux gominés plaqués en arrière. Un bel homme, à coup sûr, même si le cliché ne datait pas d’hier. On devinait dans son regard un caractère passionné et téméraire. Ayant appris de source sûre — c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une de ces impénitentes potinières de quartier — que Germaine était veuve depuis de nombreuses années, je pensai tout d’abord qu’il devait s’agir d’un portrait du défunt. Mais un coup d’œil aux cadres sur le mur me plongea dans la perplexité : le bel homme de la table ronde n’apparaissait sur aucune autre photo. Sur de nombreux clichés, on voyait bien Germaine avec un petit homme chauve pendu à ses basques, mais nulle trace du gominé du guéridon… Cette absence remarquable piqua ma curiosité. D’un geste qui se voulait détaché, je poussai du doigt le couvercle de la petite boîte qui se trouvait sous le cadre. Je découvris une pile de lettres, dont certaines étaient entourées d’un ruban. Sur l’une d’elles, je lus l’adresse suivante : Monsieur Robert Gardès, 13, rue des Berges, Pantin. Je m’aperçus assez vite qu’elles étaient toutes adressées à la même personne. Le cachet de la poste indiquait 1954. Deux ou trois seulement étaient plus tardives. Je n’hésitai pas davantage : je m’installai dans le fauteuil énorme et, la boîte sur les genoux, je commençai avec fièvre un inventaire scrupuleux.
La première lettre était adressée à Germaine. C’était, au demeurant, la seule qui lui soit adressée. Je jugeai à l’état du papier qu’elle avait dû être lue à maintes reprises et c’est avec précaution que je la dépliai à mon tour.
« Mon amour,
Combien sont longues les journées passées loin de toi ! Il n’y a que trois jours que je suis à Bordeaux, et pourtant j’ai déjà l’impression d’y être depuis plusieurs semaines. Tu sais comme j’appréhendais ce voyage sans toi. Est-il possible d’aimer davantage que je t’aime ? Les heures où tu n’es pas là passent comme des jours, et les nuits… Oh les nuits ! Est-il possible d’être aussi seul ? Il n’y pourtant pas une de ces heures où tu ne sois dans mon cœur et dans mes pensées, pas un instant où mes mains inquiètes ne cherchent à caresser ta peau à travers l’air qui nous sépare, pas une nuit où ton corps ne m’apparaisse dans la pénombre et dans les plis secrets de mes draps d’insomnie. J’ai tellement hâte d’en finir ici et de te rejoindre. Je me manque à moi-même quand tu n’es pas là. »
J’avais du mal à croire que Germaine, la Germaine que je connaissais, celle qui passait sa vie dans l’escalier à se nourrir de la vie des autres, soit la femme à qui l’on avait écrit ces mots. Je n’avais jamais imaginé qu’il avait pu y avoir un moment de sa vie où elle ait pu ainsi inspirer le désir et l’amour. Cette découverte me plongea dans un abîme de perplexité, et je restai plusieurs minutes avant de poursuivre ma lecture. Je pensais à cet homme auquel j’associais le visage un peu sévère du grand cadre. Je scrutais dans ses yeux la passion qui avait pu dicter pareille lettre, un peu jaloux sans doute de son amour et de ses mots.
J’appris à le connaître davantage dans les lettres qui suivirent. Elles avaient été écrites par Germaine et, pris par leur lecture, je ne me posai guère la question de savoir comment elle les avait récupérées.
Elle l'appelait Roberto. Bien qu'il soit natif de Pantin, elle lui trouvait un air charmant et exotique. Dans plusieurs de ses lettres, elle le surnommait « mon bel Argentin », ce qui me parut une indication suffisante pour établir qu'il s'agissait bien du pommadé à l'œil farouche qui m'observait lourdement du fond de son cadre. Elle l'avait rencontré par hasard, dans un dancing où elle et son mari étaient allés passer la soirée. On jouait un tango, il la prit dans ses bras, sans doute sous le regard humide et un peu triste du petit chauve, et ils s'aimèrent. Leur liaison dura presque une année, jusqu'au jour où ils furent malgré eux rattrapés par l'Histoire : c'était la guerre en Algérie, il dut partir et n'en revint jamais. Les deux dernières lettres, datées de 1955, restèrent sans réponse. Seul un billet sur lequel on avait pleuré, sans doute rédigé à la va-vite par un camarade de régiment, confirmait une issue fatale.
Ainsi donc, il y avait eu dans la vie de Germaine une passion véritable, un grand amour et une grande douleur. Je relus la lettre de Roberto. J'enviais chacun de ces mots qu'il avait su lui dire, je jalousais, entre les phrases, la beauté de son pur abandon. Je repensais à Hélène, et comme je m'étais senti trahi par son désamour. Je m'en voulais de ne pas avoir su, moi aussi, trouver les mots qui auraient pu la retenir, les mots simples qui me l'auraient gardée.
J'en étais à ce stade de mes réflexions lorsqu'on sonna à la porte. Je remis précipitamment les lettres dans la boîte et, m'étant assuré d'un rapide coup d'œil que tout semblait en ordre, j'allai ouvrir. C'était Bougredane. Visiblement surpris de me trouver là, il bafouilla une phrase incompréhensible. « Vous vouliez voir madame Duprat ? », demandai-je. Il fit oui de la tête, se contentant de chiffonner nerveusement sa casquette. Je lui racontai la soirée de la veille, le malaise de Germaine et l'intervention des pompiers. Comme il devenait de plus en plus pâle tandis que je parlais, j'entrepris de le rassurer et je lui indiquai l'hôpital où elle avait été transportée. Dans un mouvement qui m'étonna de sa part, il me prit vivement les mains et les secoua en me remerciant de mes bontés. Puis, il s'en fut tout aussi rapidement.
Quand je remontai chez moi ce soir-là, je ne pus m'empêcher de repenser au visage bouleversé de ce petit homme sur le palier. Je me dis que Germaine, au fond, avait bien de la chance d'être aimée ainsi, elle qui entretenait si pieusement et depuis si longtemps le souvenir d'un jeune homme mort qui l'avait adorée. Je me demandai si nos souvenirs ne nous empêchent pas parfois de voir notre bonheur présent.
En entrant dans mon appartement, je jetai les clefs sur la petite table et j'aperçus la lumière du répondeur qui clignotait. C'était un message d'Hélène. Elle voulait me revoir très vite et parlait d'une folie. Elle me sembla au bord des larmes et mon cœur se mit à battre fort et vite. Je restai un moment dans la pénombre, assis dans mon fauteuil, un verre de whisky à la main. Je ne me posai pas la question de savoir si j'allais lui répondre. Je me demandai seulement si, quand j'aurais fini de composer le numéro sur le cadran, je saurais quoi lui dire. Je repensais au bel Argentin de Pantin dans son cadre doré, à sa lettre tant lue, aux amours mortes sous le soleil d'Alger et de partout ailleurs où l'on aime. Je me disais que j'avais moi aussi, avant d'être si bête, un amour dessiné dans les draps de mon lit. Je pris le téléphone dans ma main.
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Xavier Moulia
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mercredi 6 août 2003
La peur
« Nayez pas peur [ ] », Luc, II, 10.
Loccident est un mensonge. Le monde dans lequel nous vivons a bâti ses fondations sur les ruines de la plus épouvantable tragédie de lhistoire : lextermination systématique et à grande échelle dhommes par dautres hommes. Il est sans doute très significatif aux yeux du peuple juif, qui est le peuple élu des Écritures, que ce soient les membres de sa communauté qui ont été les plus terriblement atteints par cette horreur massive. Il nen reste pas moins que si un autre groupe humain avait été ainsi touché (1), la portée symbolique (et religieuse) du génocide aurait peut-être été moindre, mais le sentiment dépouvante aurait été le même. Un tel drame ne peut inspirer quune horreur profonde, et lon reste interdit, aujourdhui encore, en revoyant les témoignages bouleversants des rescapés de lHolocauste.
Cette horreur des actes qui ont été commis pendant cette guerre a été déterminante dans la reconstruction de nos sociétés européennes et du monde occidental lui-même. Elle conditionne, dans une certaine mesure, certaines des alliances daujourdhui. LEurope elle-même na-t-elle pas été créée par ses pères fondateurs comme un rempart à la folie du monde ? Comme au temps de la première après-guerre, on comprit aussitôt quil fallait à tout prix quune pareille tragédie ne puisse se reproduire. Mais là encore, nous navons pas payé le prix.
Beaucoup considèrent encore de nos jours que la Shoa est le fruit dune folie monstrueuse. Je ne peux pas leur en vouloir : crier au fou est un moyen bien dérisoire se détacher de lhorreur, mais cest un moyen. Pour autant, cest presque une insulte ajoutée aux souffrances des disparus. Les hommes qui ont commis les gestes de la barbarie nétaient pas fous. Le plan était là, ficelé dans ses moindres détails : on a bâti des usines de mort comme on aurait fait de manufactures de porcelaine ou de fabriques de canons. Tout était prévu, tout était écrit. Et ce fut une industrie sinistrement prospère... Prétendre que ceux qui ont pensé cette extermination étaient fous, cest presque les excuser de leurs crimes. Et cela est proprement intolérable.
Pourtant, quand on eut pris conscience de lampleur de la tragédie, il apparut clairement quil serait plus intolérable encore pour chacun daccepter cette évidence : ceux qui ont tué sont pareils à nous-mêmes, ils sont comme nous, ils sont nous. Nous portons en nous-mêmes les germes du terrible, de la violence et de la haine. Nous portons à la fois, car cest là notre condition, la mort et la lumière.
Les sociétés sont semblables aux individus qui les composent. Étant entendu quil est plus aisé de dissimuler nos peurs que de les gérer, nous avons rapidement glissé sous lépaisse moquette démocratique les cendres et les ruines de lancien monde, et loccasion qui nous était donné daffronter notre part dombre afin, qui sait ?, den triompher. Cest ainsi que le mensonge commence, par omission, par lassitude après tant de souffrances et de privations, par le médiocre espoir quau fond tout ira bien et lidée délirante que ce qui ne se voit pas nexiste pas... Cest ainsi quon soffre une bonne conscience à peu de frais et quon peut vivre. Cest ainsi quon est humain.
Nous avons donc vécu ces soixante dernières années dans le rêve illusoire davoir enfin bâti un modèle de société qui nous protège de nous-mêmes. Nous avons cru longtemps, malgré bien des vicissitudes, que nos peurs ne nous sauteraient plus à la gueule, que cen était fini du « temps du sang et de la haine », que lavenir serait enfin pour nous clément et pacifique, à Göttingen ou à Paris. Malgré la guerre froide, malgré les décolonisations sanglantes, malgré « les petites guerres » si pittoresques de lAfrique et les coups dÉtat qui nexistent quentre 20 h et 20 h 30 à la télé, nous avons continué de croire, avec acharnement, que nous serions désormais épargnés par les grands désastres et les grandes douleurs.
Puis, il y eut Saint-Michel, lavion dAlger et, dans le beau ciel clair dun matin de septembre, des tours tombées et du silence. Et les ruines, et la cendre. Et la peur.
Une des conséquence naturelle de la peur est le repli sur soi. Ce mouvement donne naissance à toutes sortes de communautés, le plus souvent bien innocentes, mais méfiantes les unes des autres. Ce forum illustre, à sa manière, un exemple de ces communautés : on sy retrouve « entre soi », cest-à-dire entre personnes ayant un intérêt commun, et qui se valorisent les unes les autres (et valorisent ainsi le groupe) en se comparant favorablement à dautres communautés existantes (le mac cest mieux que les pécés, les Pink Floyds cest mieux que Patricia Kaas, le kamasoutra cest mieux que La Critique de la raison pure, etc.)
Lappartenance à un tel groupe est, dordinaire, un facteur apaisant pour celui qui y participe. Rien nest pire que de se retrouver seul face à soi-même, et cest pourquoi même les plus farouches anti-sociaux se retrouvent au sein de sociétés secrètes Laspect le plus négatif du communautarisme est quil entretient une peur plus ou moins latente de tout ce qui nappartient pas au groupe. En outre, quitter le groupe ou louvrir à dautres communautés est le plus souvent ressenti comme une trahison par les autres membres. Mais, là encore, tout dépend de la communauté en question : je ne crois pas que saffranchir de ce forum puisse être ressenti comme une trahison par quiconque Il nen va pas de même lorsquil sagit de groupes humains.
Dans son thread intitulé « Jaime les gens... mais pas tous !!!! », thebig a bien décrit le mécanisme de la haine. Confronté à des individus très différents de lui, par leur comportement, par leur attitude, il prend peur, et sa peur se transforme aussitôt en une haine délirante qui lui fait commettre quelques écarts de langage et bien des erreurs de jugements. Mais quel jugement peut-il y avoir dans un esprit inquiet ? Comment contrôler lintensité de cette haine quand elle sattache à des détails tels que la démarche de lautre, ses vêtements, son apparence ?... (2)
Car la question est au fond toute simple : de quoi avons-nous peur ? De ce qui nous met en danger, physique ou moral. De ce qui nous expose ou nous engage. De ce qui est différend de nous et, plus précisément, de tout ce que nous ne comprenons pas, tant au niveau intellectuel que par simple analogie avec ce que nous sommes. Le problème vient donc de nous et non du monde. Mais ce que nous sommes, puisque cest de cela dont il est question, le savons-nous vraiment ? Acceptons-nous notre propre haine, notre propre violence, notre colère, notre arrogance, notre noirceur ? Avons-nous conscience de notre différence dans un monde où tout a été mis en uvre pour que nous soyons si semblables les uns aux autres, pour que nous nayons plus à nous craindre à défaut de pouvoir nous aimer ?
Quand vient le matin, après le sommeil lourd et sans rêve, jai froid. Tous les matins, je sens la peur glacée dans mes veines, courir le long de mes bras, dans ma poitrine et sur mon cur. Oh oui, je sais bien ce que cest quavoir peur... Peur de la solitude et, loin delle, peur du regard de lautre, de sa malveillance supposée ou, pire, de son indifférence. Mon mensonge, celui qui dit que je tout pareil aux autres, meffraie. Je sais au fond de moi que je ne suis pas comme eux, et cette pensée me terrorise. Je sais que, ni meilleur ni pire, je suis pourtant bien différent. Bien différent de celui que jaime et dont je ne sais pas sil maimera au moins un peu ; bien différent de celui que je hais et dont jignore encore quil est semblable à moi.
Je voudrais ne plus avoir peur. Je voudrais ne plus avoir froid.
(1) Je noublie pas que les Tziganes, les homosexuels notamment ont été exterminés de la même manière.
(2) Ne vois-tu pas, Jean-Luc, comme en les haïssant tu deviens leur semblable ? Comme en cédant à la peur, tu deviens tout ce que tu hais ?
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Xavier Moulia
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lundi 17 mars 2003
Polas
Pour Benjamin.
Il y a des jours, on traîne les mains dans les poches sur la plage et des bateaux s’éloignent dont on distingue à peine les vapeurs. On est sur le quai, la gorge serrée sous les mouchoirs qui s’agitent, et le train part dans le fracas habituel des amours qui se séparent. On est aussi les uns contre les autres souvent, le dimanche soir, quand la voiture démarre et qu’il faut rentrer parce que les enfants ont école demain. Il y a alors, dans le rétroviseur, de vieilles gens dont les mains font des signes et dont les cœurs invisibles se serrent. Parfois, c’est vrai, on se sent un peu seul dans la foule du métro quand on vient de croiser un sourire. Il y a comme ça des jours et des possibles qui passent et dont on se souvient.
Il y a des dimanches, il fait beau et on est bien dans l’air tiède. On rêve seulement d’une rivière, d’une nappe en vichy posée sur l’herbe à l’ombre, et d’un melon qui se balance dans l’eau fraîche. Il y a des souvenirs d’enfance entre les épis de blé qui plient doucement sous la brise, et les coquelicots. Il y a des baisers rêvés et des premiers, des tendres, comme figés dans l’air, dans les foins, au coin des rues, dans l’obscurité d’une cage d’escalier ou le soleil mouillé des vacances à la mer. Il y a de beaux dimanches sages allongé contre toi, dans le ronronnement lointain des tondeuses et l’indifférence superbe des abeilles qui butinent de fleur en fleur.
Il y a des jours interminables et laids dans les cours de danse où les petites filles martyrisent leur corps, sous les ponts dont on se jette en se disant peut-être que les larmes sont solubles dans l’eau des fleuves, sur les rails où l’on voudrait broyer un peu de souffrance ordinaire, au bout des routes sans retour. Il y a les nuits à l’hôpital et, sous les néons pâles des couloirs, de petites mains tremblantes qui cherchent à tâtons dans l’air puant d'ether la peau du bien-aimé, et la caresse illusoire d’un adieu impossible. Il y a les cris qu’on étouffe et, parfois, les douleurs qui déchirent, suraiguës, et qui montent comme des prières.
Il y a les jours d’ennui et leurs rires forcés, les messages qu’on envoie comme des bouteilles à la mer, parce qu’on a la solitude au bout des doigts, les thés qu’on boit avec une légèreté feinte, puisqu’il vaut toujours mieux feindre un peu de bonheur. Mais il y a les mensonges qu’on hurle ou qu'on murmure, comme le plaisir dans tes draps. Il y a des dimanches. Allongé contre toi, les continents dérivent et nos deux cœurs, dans le bourdonnement lointain des autres indifférents. Sous les fleurs.
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Xavier Moulia
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vendredi 7 mars 2003
MCP
« Le Rêve est une seconde vie. Je nai pu percer sans frémir ces portes divoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont limage de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer linstant précis où le moi, sous une autre forme, continue luvre de lexistence. »
Gérard de Nerval, Aurélia.
Depuis quelques mois que je fréquente ces forums, une question mobsède. Cest une question toute personnelle, mais dont jimagine sans peine que beaucoup dautres se la sont posé avant moi : « Quest-ce que je fous ici ? » Quon se rassure sur mes intentions, il ne sagit pas une fois encore dajouter du venin à la soupe et la question na pas les conséquences métaphysiques quon pourrait craindre. Quand je dis ici, je ne parle pas du monde en général et de lexistence. Je veux simplement dire ici, devant cet ordinateur où se passent des heures, face à cet écran où saffichent tour à tour la litanie des threads du bar ou les fenêtres diChat qui me relient à dautres écrans et, au bout des câbles, à dautres hommes.
Il y a une sorte denvoûtement dans la façon dont chaque soir, fatigué ou non, heureux ou non, jallume la bécane dans la pièce du premier. Je minstalle alors mollement, par des rituels connus, dans les méandres de lexistence numérique qui mappelle, comme feraient des sirènes planquées dans ma RAM et qui murmureraient mon nom. Du bout des doigts, je commande, jordonne, et tout un petit monde de dossiers, dimages, de musiques et de liens qui memmènent partout sanime pour me satisfaire, pour me contenter, pour me plaire et ne plaire quà moi. Dans un coin de lécran, la fenêtre du chat. Parlerai-je à celui-ci, à cet autre ? Non. Je les ai assez vus. Je veux quils se taisent. Quoi ? On me parle ? Qui ose faire ainsi intrusion dans mon silence ? Je bannis comme je donne audience, par le seul droit de mon bon vouloir
On est bien dans la machine. Ici, personne ne discute mes ordres ou mes désirs. Jorganise ma vie comme une vie rêvée, sans obstacle, sans prise de tête. Tout mobéit. Tous mobéissent. Tout lunivers est suspendu à mon pointeur et la longueur du nez de Cléopâtre a bien moins de pouvoir sur la face du monde quun de mes clics déterminés. Jexagère à peine.
Comme elle est rassurante cette petite vie bien ordonnée (ou bien désordonnée dailleurs). Comme on se sent loin de la réalité parfois sordide, des petites mains tordues dans les couloirs dhôpitaux, des factures qui tombent, des guerres et des néants quotidiens. Comme on est à labri dans cet univers aseptisé où tout obéit au doigt et à lil, où tout se maîtrise. Je lis ce que je veux, jécris ce que je veux, les filles dénudées ne mordent pas et les garçons se laissent mater sans menace Tout est tout simplement si simple, si lisse et, comme Alice, tout glisse au pays des merveilles.
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Xavier Moulia
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