dimanche 18 avril 2004

Spitzberg

Pour Stéphane.

Or donc, c’était la nuit. Une nuit malhonnête, pleine de reflets bleutés et de lueurs parmi les glaces. Un vent hostile soufflait du nord. Il était sans doute glacial, mais après quelques minutes passées au dehors, les membres soudain engourdis devenaient insensibles et nul n’aurait pu dire s’il avait froid ou non.
On était parti de bonne heure. Par chance, la météo annonçait un ciel clair et dégagé. Pourtant, à cause du vent, la marche s’annonçait longue et pénible. Le sommet n’était pas très élevé et partout ailleurs un homme bien entraîné l’aurait gravi en deux ou trois heures. Mais ici, tout était difficile, compliqué. Il faudrait bien le double de temps pour en venir à bout, peut-être davantage.
Vers une heure, Christian était venu me chercher. « Il faut partir », avait-il dit, et je l’avais suivi dans la pénombre jusqu’au point de rassemblement, près des mines, où attendaient déjà une dizaine de personnes. On m’offrit un café chaud que je bus avec avidité, puis Christian donna le signal du départ. Après quelques minutes, les mines et la ville avaient disparu, englouties par l’obscurité et le blizzard. À présent, nous étions seuls, livrés pour quelques heures à l’immensité blanche et noire, mais personne n’aurait songé à faire demi-tour.

Maman est morte ce matin. J’ai besoin de l’écrire pour y croire. Tout semble tellement irréel depuis que j’ai reçu le télégramme de Mathilde : « Paul, c’est fini. Nous t’attendons. »
Maman est morte ce matin. Maman est morte.
Je me suis jeté sur le lit en pleurant, comme un gamin. J’ai une boule dans le ventre. J’ai envie de vomir.

Le vent s’est un peu calmé. Pour autant, il serait idiot de se réjouir : la route est encore longue jusqu’au sommet. Nous avançons en silence, car le froid aurait tôt-fait de nous geler si nous ouvrions nos capuches. En outre, pour ne pas nous perdre dans l’obscurité, nous marchons en file indienne. Devant moi, il y a la silhouette de Suzanne. Elle avance péniblement dans la neige molle et a manqué tomber plusieurs fois. Christian ferme la marche derrière nous. Je me retourne parfois pour le voir. Sa haute silhouette noire me rassure.

À la gare Saint-Jean, j’ai pris le premier train pour La Rochelle. Il venait à peine de partir quand je me rendis compte que je n’avais pas prévenu Mathilde de l’heure de mon arrivée. J’avais une certaine appréhension à la revoir après toutes ces années, mais je n’y pensais pas trop pour l’instant. On verrait bien le moment venu.
Je me laissais bercer par les da-dams monotones du train qui m’emportait. Par la vitre, la Charente faisait défiler des paysages familiers. Il y aurait Jarnac, puis Saintes et Rochefort. La campagne aurait bientôt cédé le pas face aux falaises escarpées de l’Atlantique. Au large de Fouras, peut-être apercevrai-je ce fort gris qui me faisait déjà rêver enfant, comme une île déserte ou comme une prison d’où s’échappaient parfois les monstres qui peuplaient mes nuits. Je vis alors le beau visage de maman penché sur moi. Elle semblait si petite assise au bord du lit, dans sa chemise de nuit bleu pâle. Elle caressait doucement mon visage pour me calmer.
J’étouffai un sanglot dans ma gorge et je sortis précipitamment dans le couloir pour fumer.

Nous avons fait une halte de quelques minutes. Un gros rocher nous fournit un abri idéal et nous en profitâmes pour boire un peu tout en mâchant les curieux biscuits préparés par Éva, la femme de Christian. Il ne fallait pas trop nous attarder si nous voulions être à l’heure. Sans compter que la roche, si elle nous protégeait du vent, n’était qu’un rempart dérisoire face aux assauts du gel. Nous repartîmes donc.
Comme l’avait promis la météo, le ciel se dégageait peu à peu. Bientôt, sur un coin de ciel étoilé nous aperçûmes la crête où nous allions. Cette vision un peu irréelle, plantée au beau milieu des glaces bleues, me sembla émouvante. Je me sentis comme réchauffé par un espoir soudain. Sans nous être concertés, je remarquai que notre pas se faisait plus rapide : à ce rythme, dans deux ou trois heures nous serions au sommet.

« Je ne pourrais pas… »
Tandis que le train se rapprochait de La Rochelle, je me rendis compte que je ne supporterais de la voir ainsi. Je me sentis lâche et j’essayai de me raisonner. Je pensais à Mathilde qui m’attendait là-bas, à Jacques qui y serait sans doute aussi. Mais rien n’y fit. J’étais submergé par une vague d’angoisse et de tristesse qui, comme une lame de fond, remontait de mon cœur et noyait tout. Dans chaque détail connu du paysage, dans chaque visage de femme croisé, je revoyais son visage à elle, comme un vivant visage de mon enfance à laquelle je ne pouvais renoncer. Dans le couloir central, une femme passa encombrée de bagages, qui portait son parfum. J’étouffai.
Le train ralentit, puis s’arrêta. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Sur le quai, les haut-parleurs annoncèrent : « Chatellaion-Plage, trois minutes d’arrêt. » Je pris mon sac et, en toute hâte, je descendis.

Pour me donner du courage, je marmonnais de vieilles chansons dans ma capuche. Surtout, je repensais à ces deux derniers mois, à l’angoisse perceptible dans les visages fermés, à la mauvaise humeur qui était devenue notre lot commun, au désespoir latent que nous ressentions tous. C’était bien pour cela que nous marchions à présent : pour en finir avec ces semaines de cauchemars incessants et de peur viscérale. Il fallait que tout cela cesse, et nos muscles suffisaient à présent ce voyage. En un instant, tout serait aboli. Il n’y aurait plus de peur, plus d’angoisse. Enfin le désespoir, qui était comme un dragon menaçant sur nos têtes, allait être vaincu… Je chantai doucement, mais, dans la neige, mon pas se fit plus ferme.

J’avais traversé comme en rêve les rues de la ville, marchant droit devant moi sans rien voir. Quand je sortis de ma torpeur, j’étais debout sur la plage, mon sac à la main, face à l’océan paisible. Le bruit des vagues avait suffi. Je posai mon sac sur le sable, et je restai un moment dans ce face à face tranquille avec l’immensité liquide. Il y avait quelque chose d’intime dans cet échange silencieux : les eaux de l’Atlantique, en se retirant, emportaient avec elles des lambeaux de ma peine. Ce que je n’aurais pu partager avec personne, l’océan le prenait sans questionnement inutile. Il mordait doucement dans ma douleur, comme sur les falaises, et je lui abandonnai sans résistance les morceaux de mon cœur.
Des heures passèrent ainsi sans que je m’en rende compte. Je n’avais pas même senti le froid de la nuit. J’étais resté debout un long moment puis, vaincu par une fatigue soudaine, je m’étais assis face à la mer. Il n’y avait presque pas de vent, ce qui était étrange mais ne m’étonna pas. Le ciel était couvert et, dans les nuages apparaissaient parfois des lueurs vertes. Je m’endormis alors quelques minutes, peut-être une heure, deux tout au plus, mais quand je me réveillai il faisait encore nuit. Les nuages avaient disparu, laissant paraître des étoiles. Je resserrai le col de mon manteau sur ma gorge nouée. Je repensais à maman. Je sentis mon cœur vide. J’avais faim.

« Nous arrivons. » Sans que j’aie deviné sa présence, Christian était arrivé à ma hauteur. Il avait déroulé l’écharpe qui lui protégeait le bas du visage et je devinais un sourire discret dans sa barbe rousse. Nous étions en effet sur la crête. Le vent était tout à fait tombé maintenant et, dans le ciel, d’innombrables étoiles pavaient notre chemin.
Il se retourna vers les mines puis, portant son regard à l’horizon, il dit : « Là. » Aussitôt, nos yeux se fixèrent sur le point désigné. Et, ainsi, nous attendîmes.

Dans la grisaille bleutée, il y eut une lueur orange. De longs rayons rouges déchirèrent la nuit et les étoiles pâlirent. Soudain, je fus ébloui. Un déluge de lumière s’abattit tout autour de moi, et sur moi je sentis la faible chaleur du jour. Je frissonnai. Un lourd sanglot secoua ma poitrine d’un spasme douloureux. Je protégeai mes yeux baignés de larmes de ce nouveau premier matin du monde. Sur mon visage, il y eut un sourire, et dans ma gorge un cri.

vendredi 22 août 2003

12 avril

« Je regarde le soir
Tomber dans les miroirs
C’est ma vie »

Les corniches défilaient à travers les vitres de la DS, et le ciel gris par-dessus les toits. La voiture empruntait des chemins familiers. On serait bientôt arrivé. Elle n’avait pas dit un mot depuis la sortie de l’église. Elle restait assise en silence, absente, occupée seulement à regarder le ciel par la vitre fermée.

« Nous y sommes. »
Il rangea la voiture sur le côté et elle sortit.
— « Merci mon chéri. »
— « Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste ? »
— « Non. Tout va bien je t’assure. File, tu vas rater ton train. »
— « Bon. Je t’appelle dès que j’arrive. »
— « Oui. »
Il remit le moteur en route tandis qu’elle lui faisait un petit signe de la main. Quelques secondes plus tard, la DS avait déjà disparu au bout de la rue.
Dans l’ascenseur, d’une main experte, elle vérifia la bonne tenue de son chignon et remit en place une épingle un peu lâche.
Après avoir fermé la porte, elle ôta ses gants noirs et ses boucles d’oreilles qu’elle abandonna négligemment sur le marbre de la petite commode de l’entrée. D’un geste rapide, elle épousseta la veste et la jupe de son tailleur.

Le soir tombait. Elle était seule dans le salon, debout contre la vitre. La tasse de thé brûlant faisait des buées sur le verre. Elle la posa avec précaution sur la petite table basse et prit un carton bordé de noir qui traînait là. Elle lut :

« Madame Henri Gardès, sa mère,
Monsieur et Madame André Gardès,

ont le regret de vous faire-part du décès de

Monsieur Robert Gardès

mort pour la France à Djelfa (Algérie), le 20 mars 1955,
à l’âge de 25 ans.

Ses obsèques seront célébrées en l’église de Pantin,
le mardi 12 avril 1955, à 15 h 30. »


Elle hésita quelques secondes, puis elle poussa la porte. On avait posé sur le lit le carton envoyé par l’armée et qui contenait les affaires personnelles de Robert. Elle regarda la chambre. Le papier peint avait deux ans. Il était neuf pour ainsi dire. C’était juste après la mort d’Henri. Elle s’assit doucement sur le lit.
Sous la couche des vêtements et des affaires de toilette, elle trouva un jeu de carte, un harmonica, un peigne dans son étui, une petite boîte dans laquelle on avait glissé la chaîne en or de son baptême — qu’il avait fallu agrandir en fondant deux napoléons —, une boussole, un portefeuille, un briquet, des mots de camarades, des lettres de parents et d’amis dont ses propres lettres et, sous une pile de photos mélangées, un calepin et d’autres lettres entourées d’un ruban. Le téléphone sonna.

C’était André. Il était bien rentré. Thérèse et les enfants allaient bien. Thérèse s’en voulait terriblement de ne pas avoir pu venir. Elle répéta qu’elle comprenait, que ce n’était pas grave.
— « Tout va bien, vraiment ? »
— « Oui, mon chéri. Ne t’inquiètes pas, ça va aller. »
— « Tout de même, je m’en veux d’avoir dû te laisser si vite. »
Elle ne répondit pas.
— « Qu’est-ce que tu fais ? »
— « Oh, rien. Je range un peu. Je crois que je vais aller me coucher tôt ce soir, je suis un peu fatiguée. »
— « N’en fais pas trop, hein ? Tâche de te reposer. »
— « Oui. »
Elle sentit une gêne dans sa voix.
— « Bon, je te laisse alors… »
— « Oui. Embrasse Thérèse et les enfants pour moi, tu veux ? »
— « Bien sûr. Je te rappelle bientôt ? »
— « Oui. »
— « Bonne nuit, Maman. »
— « Bonne nuit, mon chéri. »
— « Je… »
— « Oui ? »
— « Non, rien. »

Elle avait encore dans sa main gauche le petit paquet de lettres enrubanné. Elle retourna s’asseoir sur le lit et défit le ruban.
Elle parcourut l’une après l’autre les lettres du paquet. Elle se sentit bientôt un peu honteuse de lire ainsi des mots qui ne lui appartenaient pas et dont elle aurait dû ignorer jusqu’à l’existence.
Elle nota soigneusement l’adresse indiquée en tête de chaque lettre et refit le paquet.

Le lendemain, elle se rendit à la poste.
Sur le chemin, elle s’arrêta chez un fleuriste auquel elle acheta une demi-douzaine de roses.
En rentrant chez elle, elle appela un taxi.

— « Où allons nous, Madame ? » demanda le chauffeur.
Elle était à nouveau silencieuse et absente.
— « Madame ? » insista le chauffeur.
— « Au cimetière. », finit-elle par répondre.
Sur la banquette arrière, près des roses, elle regarda le ciel par la vitre fermée.


lundi 11 août 2003

Le bel Argentin

J’aime Paris au mois d’août.

En dépit de l’estime que j’ai pour mes semblables, rien ne me les fait aimer tant que ces quatre semaines bénies de l’été où tous s’enfuient loin de la capitale, pressés qu’ils sont d’aller retrouver leurs collègues de bureau sur un coin de serviette ordinaire et sur des plages qui ne le sont pas moins. Ainsi, tandis que la France d’en bas cultive son cancer de la peau au soleil du Midi, je monte une tendre garde sur le beau Paris dépeuplé, flânant le long des quais ou par de petites rues désertes, à peine importuné parfois par un touriste en mal de romantisme latin ou cherchant à connaître, dans un anglais aussi approximatif que mon sens de l’orientation, le chemin le plus court pour se rendre à la tour Eiffel.

Ce jour-là, malgré la chaleur étouffante, j’étais donc sorti comme à l’ordinaire, ayant choisi de me rendre au bord du fleuve afin d’y trouver — du moins je l’espérais — un peu de fraîcheur. J’avais passé l’après-midi à divaguer d’une rue à l’autre, guettant tous les coins d’ombre et les troquets ouverts, comme autant d’oasis merveilleuses disséminées sur mon parcours. Sous le pont Mirabeau, le temps s’était écoulé comme la Seine et nos amours, et voyant le soir tomber, j’avais décidé à contrecœur de retourner chez moi. J’étais d’autant moins pressé de rentrer qu’outre la chaleur accablante de mon appartement, nous étions un mardi. Or, le mardi, chaleur ou pas, le club Pyramide du quartier s’entasse chez Germaine et, en dépit des deux étages qui nous séparent, la nuit finit invariablement par s’emplir des gloussements de ses amies, rendues hystériques à chaque brique sauvée et à chaque petit verre de porto descendu.

J’étais presque rendu quand, du bout de la rue, j’aperçus un camion de pompiers stationnant à la hauteur de mon immeuble. Le gyrophare orange me fit aussitôt appréhender quelque sinistre plus funeste que le lâcher de vieilles du mardi, et je me mis à courir, me souvenant soudain que j’avais laissé mon chat dans l’appartement.

Quand j’arrivai dans le hall, je croisai deux pompiers qui sortaient en portant une civière. Ils emmenaient Germaine, sous oxygène mais visiblement évanouie. Comme je m’inquiétais de son état et de savoir ce qui s’était passé, un de leurs collègues me répondit qu’à cause de son poids et de son âge, elle avait fait un malaise dû à la chaleur. Elle avait besoin d’une perfusion. Ils la conduisaient donc à l’hôpital où l’on saurait s’occuper d’elle, mais il ne fallait pas m’en faire : tout irait bien. « Au fait, c’est vous le locataire du quatrième ? », demanda-t-il. « Oui. », répondis-je intrigué. « Je vous demande ça parce qu’elle n’était pas encore évanouie quand on est arrivés, et quand on lui a demandé s’il fallait prévenir quelqu’un, elle a donné votre nom. » Il ne remarqua pas ma surprise et poursuivit : « J’aurais besoin d’une petite signature… » Je signai machinalement le papier qu’il me tendit : tout cela me semblait irréel. Dans un incompréhensible élan de solidarité résidentielle, je lui demandai néanmoins : « Je dois vous accompagner ? » « Non, non, dit-il. Tâchez plutôt de rassembler quelques affaires à lui apporter. Elle en aura besoin. » Puis il me fit un petit salut de la tête en tenant la visière de sa casquette et, comme dans un rêve, j’entendis des portes claquer, une sirène et, bientôt, le crissement des pneus sur l’asphalte chaud.

Je restai immobile sur le palier, transpirant à grosses gouttes, un double du formulaire qu’on m’avait fait signer à la main. Les chats de Germaine se faufilaient entre mes jambes en poussant des miaulements plaintifs indiquant l’heure du repas. Je n’arrêtais pas de me répéter : « Elle a donné mon nom. Cette conne a donné mon nom… » Quelques minutes passèrent ainsi avant que je recouvre mes esprits.

Un peu plus tard, j’étais remonté dans mon appartement, ayant pris soin de bien fermer la porte de celui de Germaine dont on m’avait si généreusement laissé les clefs. Je pestais sans arrêt contre le mauvais coup du sort qui avait mis mon nom dans sa bouche. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une des ses bruyantes amies, ou Bougredane, ou même la veuve Picard ? Pourquoi avait-il fallu que ça m’arrive à moi ? J’en voulais aux Meursaud, les voisins du troisième, de leurs vacances en Italie (me félicitant néanmoins qu’ils aient pris soin d’embarquer leur marmaille). J’allais même jusqu’à lui en vouloir à elle, la vieille évanouie, de ne pas avoir sombré plus tôt dans son coma calorifique… Bien sûr qu’elle avait tenu bon jusqu’à l’arrivée des pompiers, la vieille peau !

Je terminai mon repas sans appétit, l’air maussade, résigné à passer ma soirée à farfouiller dans son appartement, perdu au milieu de culottes innommables et de dentelles défraîchies. Quand j’eus fini, je descendis donc au premier où les chats, toujours miaulant, m’accueillirent. Alors, dans un soupir dégoûté, je poussai sa porte et j’entrai.



Il y eut une étincelle verte dans l’interrupteur lorsque j’allumai la lumière. J’étais dans un petit couloir aux murs lambrissés. À gauche en entrant se trouvaient la chambre de Germaine, puis la cuisine. Les toilettes étaient au fond, juste à coté de la salle d’eau. À ce niveau, le couloir faisait un coude à droite et donnait dans une pièce plus grande, mais mal éclairée, qui devait être le salon. Enfin, une autre pièce, en face de la cuisine, servait de buanderie et de débarras : à la manière de toiles d’araignées géantes, de monstrueux soutiens-gorge suspendus me frôlèrent la joue quand je passai la porte.

La forte odeur d’encaustique qui imprégnait chaque pièce m’écœura violemment. Sans plus attendre, je me dirigeai vers la chambre où j’entrepris aussitôt l’inventaire des tiroirs d’une commode. La pièce était assez petite et chichement meublée : un lit, une chaise, la commode et, dans un coin, un meuble où étaient posés un pichet à eau et une cuvette émaillée. Au mur, au-dessus du chevet, un crucifix doré collé sur un support en bois surplombait un petit bénitier en forme de coquille où l’on avait abandonné une paire de boucles d’oreilles. Fort heureusement, je trouvai assez vite ce que j’étais venu chercher : un nécessaire de toilette, deux chemises de nuit, des sous-vêtements propres, une jupe, un chemisier, un gilet gris chiné et un large manteau rouge.

Je jetai un dernier coup d’œil pour m’assurer de tout laisser en ordre. Avant d’éteindre le salon, je restai en arrêt devant un mur presque entièrement couvert de cadres. Les photos étaient assez anciennes et remontaient pour la plupart à ce que je supposai être les années 50. On y voyait une Germaine, jeune, svelte et souriante. J’avoue que j’eus tout d’abord du mal à la reconnaître, mais il y a des traits qui ne mentent pas. Des photos de famille sans doute, témoignages fanés d’un bonheur ancien. Rien d’extraordinaire. J’éteignis tout et je sortis.

Le lendemain matin, je me rendis à l’hôpital où Germaine, le visage marqué par la fatigue, faisait l’objet de soins attentionnés. Je notai que ses grosses joues, d’ordinaire si roses, semblaient bien pâles à la lueur du néon, mais il ne semblait pas y avoir de sujet d’inquiétude quant à son état. D’une voix faible, elle me remercia de ma visite et de lui avoir apporté ses affaires. Elle était inquiète pour ses chats et, devant son insistance, je dus me résoudre à promettre de m’occuper d’eux jusqu’à son retour. Puis, une infirmière entra pour la toilette du matin et je profitai de cette heureuse diversion pour prendre un congé précipité.



En début d’après-midi, je redescendis donc dans l’appartement du premier. Les chats, que j’avais négligés la veille, montraient à présent de réels signes d’impatience. Fouillant en hâte la cuisine, je finis par trouver un paquet de croquettes et un litre de lait. Puis, cédant à une curiosité nouvelle, je retournai au salon où se trouvaient les photographies entraperçues dans la pénombre du soir précédent. Par les stores baissés, des traits de lumière étiraient leurs rayons. Je remarquai alors l’agencement de cette pièce auquel j’avais d’abord prêté si peu d’attention. Au coin du mur aux cadres, un meuble bas enfermait un téléviseur resté en position de veille. Un énorme fauteuil dont le dossier était recouvert d’un châle en laine lui faisait face. À côté du fauteuil, au pied duquel s’entassait toute une collection de romans à l’eau de rose, une table ronde retint mon attention. Il s’y trouvait un cadre, bien plus grand que ceux qui étaient accrochés au mur, et une boîte entrouverte débordant de lettres au papier jauni. Dans le cadre, la photo d’un homme à l’air farouche, moustache pommadée et cheveux gominés plaqués en arrière. Un bel homme, à coup sûr, même si le cliché ne datait pas d’hier. On devinait dans son regard un caractère passionné et téméraire. Ayant appris de source sûre — c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une de ces impénitentes potinières de quartier — que Germaine était veuve depuis de nombreuses années, je pensai tout d’abord qu’il devait s’agir d’un portrait du défunt. Mais un coup d’œil aux cadres sur le mur me plongea dans la perplexité : le bel homme de la table ronde n’apparaissait sur aucune autre photo. Sur de nombreux clichés, on voyait bien Germaine avec un petit homme chauve pendu à ses basques, mais nulle trace du gominé du guéridon… Cette absence remarquable piqua ma curiosité. D’un geste qui se voulait détaché, je poussai du doigt le couvercle de la petite boîte qui se trouvait sous le cadre. Je découvris une pile de lettres, dont certaines étaient entourées d’un ruban. Sur l’une d’elles, je lus l’adresse suivante : Monsieur Robert Gardès, 13, rue des Berges, Pantin. Je m’aperçus assez vite qu’elles étaient toutes adressées à la même personne. Le cachet de la poste indiquait 1954. Deux ou trois seulement étaient plus tardives. Je n’hésitai pas davantage : je m’installai dans le fauteuil énorme et, la boîte sur les genoux, je commençai avec fièvre un inventaire scrupuleux.



La première lettre était adressée à Germaine. C’était, au demeurant, la seule qui lui soit adressée. Je jugeai à l’état du papier qu’elle avait dû être lue à maintes reprises et c’est avec précaution que je la dépliai à mon tour.

« Mon amour,

Combien sont longues les journées passées loin de toi ! Il n’y a que trois jours que je suis à Bordeaux, et pourtant j’ai déjà l’impression d’y être depuis plusieurs semaines. Tu sais comme j’appréhendais ce voyage sans toi. Est-il possible d’aimer davantage que je t’aime ? Les heures où tu n’es pas là passent comme des jours, et les nuits… Oh les nuits ! Est-il possible d’être aussi seul ? Il n’y pourtant pas une de ces heures où tu ne sois dans mon cœur et dans mes pensées, pas un instant où mes mains inquiètes ne cherchent à caresser ta peau à travers l’air qui nous sépare, pas une nuit où ton corps ne m’apparaisse dans la pénombre et dans les plis secrets de mes draps d’insomnie. J’ai tellement hâte d’en finir ici et de te rejoindre. Je me manque à moi-même quand tu n’es pas là. »


J’avais du mal à croire que Germaine, la Germaine que je connaissais, celle qui passait sa vie dans l’escalier à se nourrir de la vie des autres, soit la femme à qui l’on avait écrit ces mots. Je n’avais jamais imaginé qu’il avait pu y avoir un moment de sa vie où elle ait pu ainsi inspirer le désir et l’amour. Cette découverte me plongea dans un abîme de perplexité, et je restai plusieurs minutes avant de poursuivre ma lecture. Je pensais à cet homme auquel j’associais le visage un peu sévère du grand cadre. Je scrutais dans ses yeux la passion qui avait pu dicter pareille lettre, un peu jaloux sans doute de son amour et de ses mots.

J’appris à le connaître davantage dans les lettres qui suivirent. Elles avaient été écrites par Germaine et, pris par leur lecture, je ne me posai guère la question de savoir comment elle les avait récupérées.


Elle l'appelait Roberto. Bien qu'il soit natif de Pantin, elle lui trouvait un air charmant et exotique. Dans plusieurs de ses lettres, elle le surnommait « mon bel Argentin », ce qui me parut une indication suffisante pour établir qu'il s'agissait bien du pommadé à l'œil farouche qui m'observait lourdement du fond de son cadre. Elle l'avait rencontré par hasard, dans un dancing où elle et son mari étaient allés passer la soirée. On jouait un tango, il la prit dans ses bras, sans doute sous le regard humide et un peu triste du petit chauve, et ils s'aimèrent. Leur liaison dura presque une année, jusqu'au jour où ils furent malgré eux rattrapés par l'Histoire : c'était la guerre en Algérie, il dut partir et n'en revint jamais. Les deux dernières lettres, datées de 1955, restèrent sans réponse. Seul un billet sur lequel on avait pleuré, sans doute rédigé à la va-vite par un camarade de régiment, confirmait une issue fatale.

Ainsi donc, il y avait eu dans la vie de Germaine une passion véritable, un grand amour et une grande douleur. Je relus la lettre de Roberto. J'enviais chacun de ces mots qu'il avait su lui dire, je jalousais, entre les phrases, la beauté de son pur abandon. Je repensais à Hélène, et comme je m'étais senti trahi par son désamour. Je m'en voulais de ne pas avoir su, moi aussi, trouver les mots qui auraient pu la retenir, les mots simples qui me l'auraient gardée.

J'en étais à ce stade de mes réflexions lorsqu'on sonna à la porte. Je remis précipitamment les lettres dans la boîte et, m'étant assuré d'un rapide coup d'œil que tout semblait en ordre, j'allai ouvrir. C'était Bougredane. Visiblement surpris de me trouver là, il bafouilla une phrase incompréhensible. « Vous vouliez voir madame Duprat ? », demandai-je. Il fit oui de la tête, se contentant de chiffonner nerveusement sa casquette. Je lui racontai la soirée de la veille, le malaise de Germaine et l'intervention des pompiers. Comme il devenait de plus en plus pâle tandis que je parlais, j'entrepris de le rassurer et je lui indiquai l'hôpital où elle avait été transportée. Dans un mouvement qui m'étonna de sa part, il me prit vivement les mains et les secoua en me remerciant de mes bontés. Puis, il s'en fut tout aussi rapidement.



Quand je remontai chez moi ce soir-là, je ne pus m'empêcher de repenser au visage bouleversé de ce petit homme sur le palier. Je me dis que Germaine, au fond, avait bien de la chance d'être aimée ainsi, elle qui entretenait si pieusement et depuis si longtemps le souvenir d'un jeune homme mort qui l'avait adorée. Je me demandai si nos souvenirs ne nous empêchent pas parfois de voir notre bonheur présent.

En entrant dans mon appartement, je jetai les clefs sur la petite table et j'aperçus la lumière du répondeur qui clignotait. C'était un message d'Hélène. Elle voulait me revoir très vite et parlait d'une folie. Elle me sembla au bord des larmes et mon cœur se mit à battre fort et vite. Je restai un moment dans la pénombre, assis dans mon fauteuil, un verre de whisky à la main. Je ne me posai pas la question de savoir si j'allais lui répondre. Je me demandai seulement si, quand j'aurais fini de composer le numéro sur le cadran, je saurais quoi lui dire. Je repensais au bel Argentin de Pantin dans son cadre doré, à sa lettre tant lue, aux amours mortes sous le soleil d'Alger et de partout ailleurs où l'on aime. Je me disais que j'avais moi aussi, avant d'être si bête, un amour dessiné dans les draps de mon lit. Je pris le téléphone dans ma main.

mercredi 6 août 2003

La peur

« N’ayez pas peur […] », Luc, II, 10.


L’occident est un mensonge. Le monde dans lequel nous vivons a bâti ses fondations sur les ruines de la plus épouvantable tragédie de l’histoire : l’extermination systématique et à grande échelle d’hommes par d’autres hommes. Il est sans doute très significatif aux yeux du peuple juif, qui est le peuple élu des Écritures, que ce soient les membres de sa communauté qui ont été les plus terriblement atteints par cette horreur massive. Il n’en reste pas moins que si un autre groupe humain avait été ainsi touché (1), la portée symbolique (et religieuse) du génocide aurait peut-être été moindre, mais le sentiment d’épouvante aurait été le même. Un tel drame ne peut inspirer qu’une horreur profonde, et l’on reste interdit, aujourd’hui encore, en revoyant les témoignages bouleversants des rescapés de l’Holocauste.
Cette horreur des actes qui ont été commis pendant cette guerre a été déterminante dans la reconstruction de nos sociétés européennes et du monde occidental lui-même. Elle conditionne, dans une certaine mesure, certaines des alliances d’aujourd’hui. L’Europe elle-même n’a-t-elle pas été créée par ses pères fondateurs comme un rempart à la folie du monde ? Comme au temps de la première après-guerre, on comprit aussitôt qu’il fallait à tout prix qu’une pareille tragédie ne puisse se reproduire. Mais là encore, nous n’avons pas payé le prix.

Beaucoup considèrent encore de nos jours que la Shoa est le fruit d’une folie monstrueuse. Je ne peux pas leur en vouloir : crier au fou est un moyen bien dérisoire se détacher de l’horreur, mais c’est un moyen. Pour autant, c’est presque une insulte ajoutée aux souffrances des disparus. Les hommes qui ont commis les gestes de la barbarie n’étaient pas fous. Le plan était là, ficelé dans ses moindres détails : on a bâti des usines de mort comme on aurait fait de manufactures de porcelaine ou de fabriques de canons. Tout était prévu, tout était écrit. Et ce fut une industrie sinistrement prospère... Prétendre que ceux qui ont pensé cette extermination étaient fous, c’est presque les excuser de leurs crimes. Et cela est proprement intolérable.
Pourtant, quand on eut pris conscience de l’ampleur de la tragédie, il apparut clairement qu’il serait plus intolérable encore pour chacun d’accepter cette évidence : ceux qui ont tué sont pareils à nous-mêmes, ils sont comme nous, ils sont nous. Nous portons en nous-mêmes les germes du terrible, de la violence et de la haine. Nous portons à la fois, car c’est là notre condition, la mort et la lumière.

Les sociétés sont semblables aux individus qui les composent. Étant entendu qu’il est plus aisé de dissimuler nos peurs que de les gérer, nous avons rapidement glissé sous l’épaisse moquette démocratique les cendres et les ruines de l’ancien monde, et l’occasion qui nous était donné d’affronter notre part d’ombre afin, qui sait ?, d’en triompher. C’est ainsi que le mensonge commence, par omission, par lassitude après tant de souffrances et de privations, par le médiocre espoir qu’au fond tout ira bien et l’idée délirante que ce qui ne se voit pas n’existe pas... C’est ainsi qu’on s’offre une bonne conscience à peu de frais et qu’on peut vivre. C’est ainsi qu’on est humain.

Nous avons donc vécu ces soixante dernières années dans le rêve illusoire d’avoir enfin bâti un modèle de société qui nous protège de nous-mêmes. Nous avons cru longtemps, malgré bien des vicissitudes, que nos peurs ne nous sauteraient plus à la gueule, que c’en était fini du « temps du sang et de la haine », que l’avenir serait enfin pour nous clément et pacifique, à Göttingen ou à Paris. Malgré la guerre froide, malgré les décolonisations sanglantes, malgré « les petites guerres » si pittoresques de l’Afrique et les coups d’État qui n’existent qu’entre 20 h et 20 h 30 à la télé, nous avons continué de croire, avec acharnement, que nous serions désormais épargnés par les grands désastres et les grandes douleurs.
Puis, il y eut Saint-Michel, l’avion d’Alger et, dans le beau ciel clair d’un matin de septembre, des tours tombées et du silence. Et les ruines, et la cendre. Et la peur.

Une des conséquence naturelle de la peur est le repli sur soi. Ce mouvement donne naissance à toutes sortes de communautés, le plus souvent bien innocentes, mais méfiantes les unes des autres. Ce forum illustre, à sa manière, un exemple de ces communautés : on s’y retrouve « entre soi », c’est-à-dire entre personnes ayant un intérêt commun, et qui se valorisent les unes les autres (et valorisent ainsi le groupe) en se comparant favorablement à d’autres communautés existantes (le mac c’est mieux que les pécés, les Pink Floyds c’est mieux que Patricia Kaas, le kamasoutra c’est mieux que La Critique de la raison pure, etc.)
L’appartenance à un tel groupe est, d’ordinaire, un facteur apaisant pour celui qui y participe. Rien n’est pire que de se retrouver seul face à soi-même, et c’est pourquoi même les plus farouches anti-sociaux se retrouvent au sein de sociétés secrètes… L’aspect le plus négatif du communautarisme est qu’il entretient une peur plus ou moins latente de tout ce qui n’appartient pas au groupe. En outre, quitter le groupe ou l’ouvrir à d’autres communautés est le plus souvent ressenti comme une trahison par les autres membres. Mais, là encore, tout dépend de la communauté en question : je ne crois pas que s’affranchir de ce forum puisse être ressenti comme une trahison par quiconque… Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de groupes humains.

Dans son thread intitulé « J’aime les gens... mais pas tous !!!! », thebig a bien décrit le mécanisme de la haine. Confronté à des individus très différents de lui, par leur comportement, par leur attitude, il prend peur, et sa peur se transforme aussitôt en une haine délirante qui lui fait commettre quelques écarts de langage et bien des erreurs de jugements. Mais quel jugement peut-il y avoir dans un esprit inquiet ? Comment contrôler l’intensité de cette haine quand elle s’attache à des détails tels que la démarche de l’autre, ses vêtements, son apparence ?... (2)

Car la question est au fond toute simple : de quoi avons-nous peur ? De ce qui nous met en danger, physique ou moral. De ce qui nous expose ou nous engage. De ce qui est différend de nous et, plus précisément, de tout ce que nous ne comprenons pas, tant au niveau intellectuel que par simple analogie avec ce que nous sommes. Le problème vient donc de nous et non du monde. Mais ce que nous sommes, puisque c’est de cela dont il est question, le savons-nous vraiment ? Acceptons-nous notre propre haine, notre propre violence, notre colère, notre arrogance, notre noirceur ? Avons-nous conscience de notre différence dans un monde où tout a été mis en œuvre pour que nous soyons si semblables les uns aux autres, pour que nous n’ayons plus à nous craindre à défaut de pouvoir nous aimer ?

Quand vient le matin, après le sommeil lourd et sans rêve, j’ai froid. Tous les matins, je sens la peur glacée dans mes veines, courir le long de mes bras, dans ma poitrine et sur mon cœur. Oh oui, je sais bien ce que c’est qu’avoir peur... Peur de la solitude et, loin d’elle, peur du regard de l’autre, de sa malveillance supposée ou, pire, de son indifférence. Mon mensonge, celui qui dit que je tout pareil aux autres, m’effraie. Je sais au fond de moi que je ne suis pas comme eux, et cette pensée me terrorise. Je sais que, ni meilleur ni pire, je suis pourtant bien différent. Bien différent de celui que j’aime et dont je ne sais pas s’il m’aimera au moins un peu ; bien différent de celui que je hais et dont j’ignore encore qu’il est semblable à moi.

Je voudrais ne plus avoir peur. Je voudrais ne plus avoir froid.

(1) Je n’oublie pas que les Tziganes, les homosexuels notamment ont été exterminés de la même manière.
(2) Ne vois-tu pas, Jean-Luc, comme en les haïssant tu deviens leur semblable ? Comme en cédant à la peur, tu deviens tout ce que tu hais ?

lundi 17 mars 2003

Polas

Pour Benjamin.

Il y a des jours, on traîne les mains dans les poches sur la plage et des bateaux s’éloignent dont on distingue à peine les vapeurs. On est sur le quai, la gorge serrée sous les mouchoirs qui s’agitent, et le train part dans le fracas habituel des amours qui se séparent. On est aussi les uns contre les autres souvent, le dimanche soir, quand la voiture démarre et qu’il faut rentrer parce que les enfants ont école demain. Il y a alors, dans le rétroviseur, de vieilles gens dont les mains font des signes et dont les cœurs invisibles se serrent. Parfois, c’est vrai, on se sent un peu seul dans la foule du métro quand on vient de croiser un sourire. Il y a comme ça des jours et des possibles qui passent et dont on se souvient.

Il y a des dimanches, il fait beau et on est bien dans l’air tiède. On rêve seulement d’une rivière, d’une nappe en vichy posée sur l’herbe à l’ombre, et d’un melon qui se balance dans l’eau fraîche. Il y a des souvenirs d’enfance entre les épis de blé qui plient doucement sous la brise, et les coquelicots. Il y a des baisers rêvés et des premiers, des tendres, comme figés dans l’air, dans les foins, au coin des rues, dans l’obscurité d’une cage d’escalier ou le soleil mouillé des vacances à la mer. Il y a de beaux dimanches sages allongé contre toi, dans le ronronnement lointain des tondeuses et l’indifférence superbe des abeilles qui butinent de fleur en fleur.

Il y a des jours interminables et laids dans les cours de danse où les petites filles martyrisent leur corps, sous les ponts dont on se jette en se disant peut-être que les larmes sont solubles dans l’eau des fleuves, sur les rails où l’on voudrait broyer un peu de souffrance ordinaire, au bout des routes sans retour. Il y a les nuits à l’hôpital et, sous les néons pâles des couloirs, de petites mains tremblantes qui cherchent à tâtons dans l’air puant d'ether la peau du bien-aimé, et la caresse illusoire d’un adieu impossible. Il y a les cris qu’on étouffe et, parfois, les douleurs qui déchirent, suraiguës, et qui montent comme des prières.

Il y a les jours d’ennui et leurs rires forcés, les messages qu’on envoie comme des bouteilles à la mer, parce qu’on a la solitude au bout des doigts, les thés qu’on boit avec une légèreté feinte, puisqu’il vaut toujours mieux feindre un peu de bonheur. Mais il y a les mensonges qu’on hurle ou qu'on murmure, comme le plaisir dans tes draps. Il y a des dimanches. Allongé contre toi, les continents dérivent et nos deux cœurs, dans le bourdonnement lointain des autres indifférents. Sous les fleurs.

vendredi 7 mars 2003

MCP

« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. »

Gérard de Nerval, Aurélia.


Depuis quelques mois que je fréquente ces forums, une question m’obsède. C’est une question toute personnelle, mais dont j’imagine sans peine que beaucoup d’autres se la sont posé avant moi : « Qu’est-ce que je fous ici ? » Qu’on se rassure sur mes intentions, il ne s’agit pas une fois encore d’ajouter du venin à la soupe et la question n’a pas les conséquences métaphysiques qu’on pourrait craindre. Quand je dis ici, je ne parle pas du monde en général et de l’existence. Je veux simplement dire ici, devant cet ordinateur où se passent des heures, face à cet écran où s’affichent tour à tour la litanie des threads du bar ou les fenêtres d’iChat qui me relient à d’autres écrans et, au bout des câbles, à d’autres hommes.

Il y a une sorte d’envoûtement dans la façon dont chaque soir, fatigué ou non, heureux ou non, j’allume la bécane dans la pièce du premier. Je m’installe alors mollement, par des rituels connus, dans les méandres de l’existence numérique qui m’appelle, comme feraient des sirènes planquées dans ma RAM et qui murmureraient mon nom. Du bout des doigts, je commande, j’ordonne, et tout un petit monde de dossiers, d’images, de musiques et de liens qui m’emmènent partout s’anime pour me satisfaire, pour me contenter, pour me plaire et ne plaire qu’à moi. Dans un coin de l’écran, la fenêtre du chat. Parlerai-je à celui-ci, à cet autre ? Non. Je les ai assez vus. Je veux qu’ils se taisent. Quoi ? On me parle ? Qui ose faire ainsi intrusion dans mon silence ? Je bannis comme je donne audience, par le seul droit de mon bon vouloir…

On est bien dans la machine. Ici, personne ne discute mes ordres ou mes désirs. J’organise ma vie comme une vie rêvée, sans obstacle, sans prise de tête. Tout m’obéit. Tous m’obéissent. Tout l’univers est suspendu à mon pointeur et la longueur du nez de Cléopâtre a bien moins de pouvoir sur la face du monde qu’un de mes clics déterminés. J’exagère à peine.

Comme elle est rassurante cette petite vie bien ordonnée (ou bien désordonnée d’ailleurs). Comme on se sent loin de la réalité parfois sordide, des petites mains tordues dans les couloirs d’hôpitaux, des factures qui tombent, des guerres et des néants quotidiens. Comme on est à l’abri dans cet univers aseptisé où tout obéit au doigt et à l’œil, où tout se maîtrise. Je lis ce que je veux, j’écris ce que je veux, les filles dénudées ne mordent pas et les garçons se laissent mater sans menace… Tout est tout simplement si simple, si lisse et, comme Alice, tout glisse au pays des merveilles.

Les heures passent. Sur l’écran, je continue d’écrire la vie d’un autre. Cette vie-là qui ne peut pas être la mienne. Il n’y a pas de pays merveilleux à travers les fenêtres du Mac. Les hommes qui me mordraient sont ailleurs, à travers d’autres fenêtres, dans un autre monde où rien ne se contrôle, où les portes sont dures à pousser et où je ne commande pas au silence. Il y a des senteurs nauséabondes et parfois fabuleuses qui viennent de là-bas, des digicodes avec des voix heureuses, des champs sous le soleil, des villes immenses avec de vrais morceaux d’humanité dedans. Et là, tandis que la nuit est claire au dehors et qu’il me suffirait de tourner la tête pour me laisser éblouir par son obscurité, le nez collé à mon écran dans les volutes de mes américaines, je n’en finis pas de questionner la machine : « Qu’est-ce que je fous ici ? »

mercredi 26 février 2003

Paix foireuse

Alain Finkielkraut m’agace. Il m’agace parce qu’il est de cette sorte d’intellectuels dont j’ai le sentiment qu’ils prennent un malin plaisir à compliquer autant qu’ils les complexifient, les concepts les plus ardus, les pensées les plus hermétiques et les situations les plus nouées. Il m’agace parce que son raisonnement sur le monde dépasse souvent de beaucoup l’appréhension que j’en ai. Il m’agace à vrai dire d’autant plus que je crois qu’il a raison et que le fond de sa pensée, bien plus limpide que la logorrhée qui l’entoure, m’apparaît désormais comme une évidence. Qu’allons-nous faire de l’Irak ?

Longtemps je me félicitais, comme beaucoup, de la fermeté affichée par la France, l’Allemagne et la Belgique face au bellicisme obstiné de l’administration américaine. Je reste persuadé, bien après Fénelon, que « la guerre est un mal qui déshonore le genre humain » et, bien avant Yoda, que personne ne devient grand par sa pratique... Il n’en reste pas moins, l’histoire nous l’a montré il n’y a pas si longtemps, qu’il y a aussi des paix coupables, comme de longs silences obscènes posés sur la souffrance des peuples. Le petit jeu diplomatique qui se joue bruyamment dans les couloirs des Nations Unies et les antichambres des palais officiels, les joutes verbales ineptes des journaux à fort tirage ne doivent pas nous faire perdre de vue l’essentiel.

L’essentiel, c’est bien cette souffrance irakienne qui ne se dilue pas dans le flot des discours éloquents et des petites insultes entre amis, mais qui appelle notre compassion à défaut d’aiguiser notre esprit critique. Car la « logique de paix » défendue par la France risque de se traduire dans les faits par un immobilisme confortable pour nos consciences (et notre économie), tandis qu’à l’ombre du régime irakien désarmé des hommes, des femmes et des enfants continueront de mourir. En voulant maintenir à tout prix l’embargo, les Américains ont fait preuve d’un entêtement assassin qui a causé la mort de milliers de personnes par manque de soins et de nourriture. En voulant à tout prix maintenir une paix qui permet au régime dictatorial de Saddam Hussein de rester en place, quel avenir proposons-nous aux populations de l’Irak, sinon celui de probables nouveaux massacres ?

Non, la guerre n’est pas une solution. Elle est « toujours un échec », comme le rappelait le président Chirac. Il n’en reste pas moins que la paix défendue par la France n’apparaît pas comme une alternative satisfaisante à l’aune des souffrances irakiennes. Il faut dire que les gouvernements, qu’ils soient américains ou français, font peu de cas des Irakiens et de leur devenir. La compassion n’est pas une donnée économique ou géostratégique... À défaut d’éclairer le monde, la Liberté qui veille à l’entrée du port de New York, non loin de l’immeuble des Nations Unies, devrait éclairer les consciences. Mais si sa faible lueur ne va pas jusque-là, comment viendrait-elle jusqu’à nous ?

dimanche 9 février 2003

Comme Icare

« Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne,
et Dieu sépara la lumière et les ténèbres.
Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit.
Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour. »


Genèse, I, 3-5. Trad. La Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1973.




Une nuit vient. Les cuivres du couchant, qui effrayèrent mon bien-aimé, étendent leurs rayons sur le monde. Le silence de la nuit est plein de ces petites peurs qui se murmurent mon nom entre elles et qui, dans un écho de ma pensée, font toutes ensemble un bruit plus grand que celui de la mer. Les drapeaux et les hommes se lèvent, et la nuit vient, comme une ombre soudain définitive, une noirceur de l'âme, comme un malheur.

C'est le moment pour être heureux. On s'oppose à la nuit comme on peut, je suppose. Un amour qu'on froisse dans ses draps, une prière pour le matin…

Il y avait un beau soleil pourtant, un vrai soleil d'hiver qui chauffe à peine à travers l'air glacial. Qu'est-ce qu'ils ont tous avec l'été ? Un soleil d'été, c'est comme un glaçon sur la banquise. Mon beau soleil d'hiver, lui, je ne peux pas le rater. C'est ma caresse des grands froids, une petite chaleur volée derrière la vitre.

L'hiver nous promet tant ! C'est du printemps qui dort, des jupes courtes sur des cintres, des fleurs à éclore, des avrils délicieux et des tournoiements enlacés dans les soleils de mai.
Il faut voir comme c'est beau cette rumeur légère derrière les drapeaux, par-delà la mort même, tous ces printemps qui viennent après la pluie, après la peur, après l'orage.

Il faudra bien qu'un jour le jour se lève.

dimanche 19 janvier 2003

Monsieur Bougredane

Madame Germaine a un amoureux.

Il y a une quinzaine de jours, alors que j’étais resté chez moi pour soigner une méchante sinusite et que je traînais assez lamentablement d’une pièce à l’autre de mon appartement, dont le sol fleurissait peu à peu de petits mouchoirs blancs, en regardant par la fenêtre qui donne sur la rue, je les aperçus.
C’était jour de marché. Germaine s’en retournait à son premier étage encaustiqué, serrant contre elle un cabas d’où dépassaient deux maigres poireaux annonçant la soupe du midi. Elle était suivie par un petit homme frêle qui peinait manifestement sous le poids d’un cageot un peu trop grand pour lui et un peu trop rempli. L’aspect d’une laitue en particulier retint mon attention. Je songeais que l’humble salade avait sans doute fait les frais d’une de ces âpres batailles dont Germaine et Madame Picard, notre poissonnière, ont le secret, et qu’elles se livrent d’ordinaire à l’étal des primeurs. Conquis de haute lutte, le légume avait évidemment beaucoup perdu de sa superbe, mais je devinais que Germaine savourerait en chaque feuille le souvenir de sa victoire du matin sur la veuve Picard.
Pour l’heure, affairé à trouver à mon nez un secours charitable, je ne quittais pas des yeux l’homme au cageot, me figurant qu’il s’agissait de quelque commis chargé de venir en aide à la dinde du premier, et m’amusant de l’application qu’il mettait à ne rien renverser en dépit d’un encombrement maximal. Je pensais à l’âne de la fable transportant les reliques sacrées, mais le petit homme surchargé avait bien moins d’arrogance dans son allure et sa tenue, et les laitues de Germaine n’ont à coup sûr pas la vertu miraculeuse des os de saints…
Quand ils furent arrivés au bas de l’immeuble, le petit homme remit à Germaine le cageot débordant et, à ma grande surprise, profitant de l’embarras de celle-ci, il se jeta à son cou pour déposer un rapide baiser sur chacune de ses grosses joues roses. Germaine resta interdite, le regardant avec un air encore plus hébété qu’à l’ordinaire. Elle ne dit pas un mot. En passant la porte, elle fit tomber sans s’en rendre compte la laitue de la veuve Picard. Resté sur le trottoir où il s’était tenu coi, se contentant de chiffonner du bout des doigts une casquette à la Prévert, l’homme ramassa le légume avec une infinie délicatesse. Puis, ayant jeté un dernier regard à la porte de l’immeuble, il remonta la rue d’un pas léger et lent.

Quelques jours plus tard, tandis que je descendais l’escalier pour me rendre à un dîner entre amis, je croisais le petit homme qui campait avec un air hésitant devant la porte de Germaine. Sa tenue n’était pas des plus reluisantes, mais son linge était propre et repassé avec soin. Ses cheveux noirs, plaqués sur l’arrière à grands renforts de gomina, laissaient néanmoins apparaître un début de calvitie qu’on avait tant bien que mal cherché à dissimuler. Les joues creuses et couperosées suggéraient quant à elles un rasage récent, idée que venait renforcer l’odeur obsédante d’une Cologne bon marché. Enfin, ses mains appliquées une nouvelle fois à torturer l’étoffe de sa casquette trahissaient la nervosité qui faisait perler la sueur à son front.
Il venait de sonner à la porte. À l’intérieur de l’appartement, la voix de Germaine retentit. Un « Qui c’est ? » lointain mais fort peu discret répondit au coup de sonnette. Le petit homme inquiet colla sa bouche contre le bois et murmura une phrase inaudible. « Comment ? », fit la voix de Germaine, d’autant plus terrible que le traînement si familier de ses savates annonçait désormais son arrivée près de la porte. « C’est Monsieur Bougredane ! », cria le petit homme dans un effort ultime, désespéré, pour se faire entendre. J’avais un peu lambiné sur les marches pour ne rien rater de la scène, mais quand j’entendis ce nom, un fou rire me prit presque aussitôt et je dévalais alors l’escalier pour épargner à l’handicapé patronymique l’affront d’une humiliation dont on pouvait légitimement penser qu’elle viendrait s’ajouter à une liste déjà longue de brimades diverses.
Je suis un enfant de Pif Gadget. Comme beaucoup d’enfants qui ont appris à lire au moment où le pétrole devenait hors de prix, je me souviens d’une bande dessinée de Kamb, intitulée Dicentim, le petit Franc, et qui parut dans Pif pendant assez longtemps. L’ennemi juré du jeune héros s’appelait Bougredane et le garçonnet courageux passait le plus clair de son temps à chercher de nouveaux moyens d’humilier ce dernier. Tandis que je courais ainsi vers la rue en étouffant mon rire, ce souvenir enfantin me revint, et lorsque j’atteignis enfin le pavé dans les lumières du soir, j’éclatais en me remémorant la fière boutade du jeune guerrier roux : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

Hélène est passée ce soir. Je l’avais rencontrée au chinois du coin où j’étais allé manger avec des amis. C’est fou ce que j’ai comme amis certains soirs… Elle était à table avec sa sœur et un homme qu’elle me présenta plus tard comme une relation d’affaires ; ils mangeaient des nems et avaient l’air de beaucoup s’amuser. Elle m’avait plu dès le premier coup d’œil. Je sais bien que c’est toujours un peu bête de dire ça comme ça, mais c’est vrai en ce qui me concerne. Ce soir-là, j’ai eu bien du mal à regarder ailleurs et mes ailleurs tentés allaient mourir vers elle.
Elle devait passer me prendre à 8 heures. Nous allions dîner ensemble pour fêter un contrat qu’elle avait décroché. Elle arriva très précisément à l’heure convenue, mais je devinai immédiatement en lui ouvrant la porte que nous n’irions pas dîner. Elle avait des choses à me dire, il fallait qu’on parle et tout était fini. Il n’y aurait plus de restaurant, plus d’amour, plus rien à fêter pour nous ou entre nous, puisque « nous » mourait avec elle, inexorablement, tout doucement et sans un cri.
Après son départ, je restais un moment dans le silence retrouvé de mon appartement. Certains soirs, c’est fou, on est bien triste et il n’y a pas d’amis, et tout est un peu lourd. Je pris le téléphone pour annuler ma réservation puis, comme cela m’arrivait de temps à autre, je téléphonai au chinois du coin pour commander une assiette. Debout dans l’entrée, j’attendais le livreur en me regardant dans la glace. Je la revoyais ce premier soir, son sourire si doux et ses mains délicates qui enroulaient avec soin les nems dans les feuilles de laitue. Alors, bien fugitive, l’image du petit amoureux de Germaine se superposa à la mienne sur le miroir. Et tandis que je le voyais s’en aller de ce pas si léger avec sa salade à la main, je me murmurais à moi-même : « Bougredane et bougre d’andouille ne font qu’un ! »

dimanche 12 janvier 2003

Beethoven et le disco

J’avais sept ans. En dépit d’une enfance heureuse, presque idéale, il me faut toujours faire un effort pour faire remonter quelques images de ce passé déjà lointain, ou qui me semble tel. Des images souvent floues et dont, jusqu’à ma mort sans doute, je douterai si elles sont miennes ou si je les ai reconstituées d’après les anecdotes racontées par mes proches.
À l’annonce de la mort de Maurice Gibb, ce matin, une image pourtant est revenue, une image et une musique. L’image, c’est celle de la couverture de l’album Saturday Night Fever sorti en 1978. La musique, c’est celle de A Fifth Of Beethoven, un morceau de Murphy Walter qui figurait sur cet album. Il y a des fois, ça remonte, on ne sait pas trop pourquoi.

Je me souviens nettement de cette arrivée de Beethoven et du disco dans ma vie. Je ne devais revenir à la cinquième que quelques année plus tard et pour ne plus la quitter. Quant au disco… Le disco avait été une révolution pour le petit homme que j’étais et qui se tapait Midi Première tous les jours, à l’heure du déjeuner. La débauche de lumières multicolores et de boules à facettes m’enchantait. Les tenues excentriques des chanteurs aussi. Bientôt Sheila, la Sheila de L’École est finie, allait faire danser la France entière sur le kitschissime Spacer. Bientôt mon enfance serait finie, sur un de ces chagrins d’enfant dont on ne se remet jamais vraiment.

Je dois aux Bee Gees des souvenirs heureux, des souvenirs sur lesquels je n’ai plus aucun doute. Je réécoute How Deep Is Your Love comme Proust croquait sa madeleine. On a l’enfance qu’on peut. Mais je jure qu’aujourd’hui encore, quand j’entends le début de la cinquième, l’image fugace de ces trois hommes en blancs sur la couverture de cet album perdu traverse mon esprit, avant de s’évanouir trop vite vers mes sept ans rêvés.


vendredi 10 janvier 2003

Meurs un autre jour

Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.


Arthur Rimbaud, « L’Éternité » (extrait), Vers nouveaux.


Il faudrait être fou pour croire de bonne foi que deux et deux font quatre. Il faudrait avoir perdu à jamais le sens commun pour se figurer que la vérité du monde sensible peut être englobée par une série d’équations et que nos certitudes les plus élémentaires sont la vérité qui prévaut partout dans le vaste univers. Nous n’avons pas de certitudes. Les outils que nous nous sommes forgés au cours des siècles (les mathématiques, la physique, la peinture, le langage, la musique...) ne nous ont permis rien d’autre que d’élaborer des représentations du réel, plus ou moins convaincantes, que nous admettons tous comme étant « vraisemblables » et même comme étant « vraies ». Or, deux et deux ne font quatre que si je le veux bien. La vérité n’est pas faite pour les hommes et les outils du « vraisemblable » ont en fait tout autant de crédit que le cachet de la Poste faisant foi sur la lettre envoyée au concours de la semaine de Télé 7 Jours.

Pour autant, ces codes familiers nous rassurent. Ils nous fournissent, en quelque sorte, une grille de lecture qui rend le réel moins hostile — moins réel ? — et qui nous donne même, par cette impression que le monde peut être compris, le sentiment apaisant de notre domination sur la Nature. Je n’ai pas plus de raison de redouter l’air que je respire et dont je peux me figurer la représentation atomique, que l’être aimé endormi, eau, azote, carbone et abattis divers couchés auprès de moi. Je sais que le monde est tel que je me le représente et cela me suffit.

Faisant le tri parmi mes certitudes, il ne s’en trouvé qu’une dont je me serais passé et qui, après examen, a bien voulu rester certaine : je suis né et je vais mourir. Cette vérité « vraie », révélée par l’expérience (beaucoup d’hommes sont morts avant moi), est irréductible (elle ne peut pas être réduite à une autre vérité qui lui soit antérieure) et inexorable (quand faut y aller, faut y aller…) Elle est pourtant celle aussi que je joue le plus à me cacher. Malgré le peu de plaintes parvenues jusqu’à nous, on peut aisément juger que la mort n’est pas une expérience des plus tentantes. Bien que je sois certain d’y passer, je me console grâce au sentiment que j’ai de mon éternité présente. Je vis comme si de rien n’était, espérant en secret me faire un peu oublier de l’administration céleste…

Alors arrivèrent les clones. Ou la promesse des clones, si l’on veut, ce qui revient au même. À l’intention de ceux qui ne seraient pas très au fait de la chose scientifique (1), je rappelle que le clonage est une technique permettant de reproduire des cellules à l’identique, et dont le but, thérapeutique ou reproductif, reste quand même de faire énormément parler des soi-disant « cloneurs » et de leur faire gagner le plus de fric possible. Je devrais sans doute me réjouir de ce que d’éminents scientifiques, raéliens ou non, s’acharnent ainsi à fabriquer en tubes ces autres moi-mêmes qui traverseront les âges, me permettant, à la fin, d’arracher cette immortalité dont la Nature jalouse m’a privée. Je devrais célébrer le retour de mon éternité si longtemps en allée avec le soleil et la mer. Et puis non.

Décidément, non, je n’en veux pas de leur cadeau du diable aux allures de paradis. Je ne veux pas de ces moi grouillant partout, semblables et fades. Je ne veux pas de cette fausse éternité où je me verrai mourir un peu, de temps à autres seulement, en attendant le suivant.
Je veux les autres, j’ai besoin d’eux si différents de moi : ils sont le paradis et l’enfer véritables. Je veux une vie, mais une vie rien qu’à moi, et qui n’ait d’autre sens que celui que je lui aurais donné par mes actes. Je veux ma certitude, ma petite certitude absolue et solitaire, qui est comme un rempart contre la folie. Je veux mourir, comme deux et deux font quatre, parce que c’est mon destin d’homme et pour que ma vie soit belle.

Mais, si possible, un autre jour. Et que le ciel m’oublie !


J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations.


(1) N’étant pas, moi-même, très au fait de la chose scientifique, je n’en voudrais à personne de me reprendre à ce sujet.

jeudi 12 décembre 2002

Toto et les filles

Dans la vidéo promotionnelle réalisée à l’occasion du lancement du nouvel iMac, Jonathan Ive, vice-président d’Apple en charge de la stylique industrielle, déclare : « When you look at it now, it seems so simple, it seems so obvious. And yet again, you know, as usual, the simplest most efficient solution has been the most elusive. » (1)

Le but du stylicien, comme celui du développeur, est — ou devrait être — d’obtenir un résultat qui réponde au mieux aux attentes des utilisateurs en termes d’efficacité, de simplicité d’utilisation et d’ergonomie. La simplification des outils numériques est un enjeu réel pour les années à venir : la démocratisation de l’informatique et d’Internet, encore trop souvent réservés à un groupe d’initiés, ne pourra se faire qu’au prix d’un effort conséquent consenti dans ce sens. Pour que chacun puisse avoir accès aux formes numériques de la communication, il faut que la technologie s’efface au profit d’une approche plus intuitive, à la portée de tous, et peut-être tout simplement plus humaine. Bref, il faudrait pouvoir oublier l’ordinateur pour utiliser un ordinateur, de la même manière qu’il faut oublier sa voiture pour bien la conduire.

Or, si je sais pourquoi j’ai besoin d’une voiture (pour aller travailler, pour aller au ciné, pour rester bloquer dans les bouchons avec Claire et les enfants sur la route du Touquet), j’avoue que je reste perplexe quant à l’usage courant qui est fait des outils numériques de la communication. Ce qui m’interroge surtout, c’est que la simplification toujours accrue de ces outils (informatique, Internet et réseaux…), loin d’affranchir nos esprits des contraintes liées aux nouveaux supports (mail, chat, forums…) et de nous permettre ainsi d’exprimer plus librement la complexité inhérente à notre condition humaine, s’accompagne le plus souvent d’un déplorable appauvrissement de la pensée et d’un mépris à peine latent pour toute tentative d’intellectualisation du monde. Comme si la simplicité des outils rendait paradoxalement odieuse toute perspective d’une pensée complexe. Qu’on admire au moins ma mansuétude : je blâme l’outil, pas ceux qui l’utilisent. Je n’ai pas pour habitude de tirer sur mes lecteurs et je n’ai pas le goût des balles dans le pied. Et qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions : je n’envisage pas un éloge de la complexité qui soit une sorte d’apologie de la masturbation intellectuelle. Je confesse même un certain dédain pour l’érudition gratuite et tape-à-l’œil, comme pour le verbalisme diarrhéique. Je n’ai pas plus d’affection pour les gens qui s’écoutent trop — et qui n’écoutent qu’eux-mêmes — que pour ceux qui n’ont rien à dire et ne ratent jamais une occasion de le faire savoir — ce qui tend à réduire singulièrement le cercle de mes amis…


Le monde à côté de l’écran, celui des États en guerre, des conflits ethniques, des chanteurs en préfabriqué, des crises économiques, du racisme, des déchirements amoureux et des déjeuners entre amis sous les avions qui tombent, ce monde est la complexité même. Une complexité irréductible, parfois effrayante, ennuyeuse à coup sûr et à laquelle il est si tentant d’opposer la belle simplicité de pseudos évidences, d’ailleurs le plus souvent haineuses. Car c’est ainsi que les étrangers prennent le travail des bons Français, que l’Europe asphyxie les États qui la composent, que les Américains ne l’ont pas volé et que les Juifs, porteurs de tous les maux de la terre, devaient être exterminés. Pour ne citer que quelques exemples… Plus sournoise encore est la litanie des bons sentiments servie par la démagogie généreuse, qui dit que la guerre c’est pas bien, que la politique c’est tout pourri, qu’il faut donner à manger à ceux qui ont faim, soigner ceux qui sont malades. Tout cela est effectivement bel et bon. Qui se refuserait à y souscrire ? Mais qui sait aussi qu’il n’est pas toujours si évident d’empêcher les guerres, de gouverner des peuples habités par la passion du mécontentement, ou de sauver, au cœur de pays déchirés, des enfants victimes de famines méthodiquement planifiées ?

En favorisant les échanges internationaux entre les individus, les nouvelles technologies nous offrent l’occasion d’essayer de mieux appréhender la complexité du monde. Et la nôtre. Qu’en faisons-nous ? Quelle place laisserons-nous sur l’écran, à côté des histoires de Toto et des filles dénudées, pour les équations humaines et les rêves de possibles à venir ?

(1) « Quand vous le regardez maintenant, il [le nouvel iMac] semble si simple, si évident. Et pourtant, vous savez, cette fois encore la solution la plus simple et la plus efficace a été la plus dure à trouver. » Voir la vidéo.

samedi 16 novembre 2002

À Deauville, sous la pluie

À Paul, qui pense à moi. Je pense à lui.

Ils sont à Deauville, sur la plage. Ils se promènent. La pluie les surprend. Ils se regardent et se sourient. Il remonte son col. Elle tient sa veste au dessus de sa tête. Le ciel a des reflets verts. Il la tient par le bras et leur pas se fait plus rapide.
Ils sont à Paris, à la gare de l'Est. Elle arrive. Il a la gorge serrée. Il sent son cœur qui bat. Il a apporté des fleurs.
Ils sont à Manhattan, dans une tour qui tombe. Ils ne se connaissent pas. Ils sont assis par terre et se regardent. Ils ont peur. Ils vont mourir dans la poussière et les vapeurs de kérosène. Elle se blottit dans ses bras.
Ils sont en voiture. Il regarde la route. Elle regarde par la vitre le paysage qui défile. Elle est un peu triste, mais elle ne sait pas pourquoi. Il sent le tabac blond.
Ils sont dans une petite boîte à la mode. Ils sont bien. Il le regarde avec une tendresse infinie. Il ne sourit pas. Il regarde le petit cul du serveur qui passe en évitant les danseurs.
Ils sont sur le palier. Elle court dans l'escalier et son rimel coule. Il tient la rampe. Il hurle.
Ils sont au cinéma. Il a glissé son bras sur son épaule. Elle pense que l'acteur est beau. Il pense que c'est la femme de sa vie.
Ils sont dans un bar. Il est assis avec des amis. Il boit son café avant d'aller bosser. Il rit. Elle est pressée. Elle achète un paquet de cigarettes mentholées. Elle sent bon.
Ils sont en voyage au soleil. Il la prend en photo. Elle se trouve belle et elle aime qu'il la regarde.
Ils sont chez eux, dans un canapé profond acheté en solde. Il regarde le journal télévisé, un verre de Bordeaux à la main. Elle se serre contre lui, le regard perdu. Elle pense qu'elle voudrait un enfant.
Ils se croisent. Il est dans sa voiture. Elle remonte la rue. Il roule doucement. Elle pleure. Il la regarde, mais il ne la connaît pas.
Ils sont dans l'ascenseur. Elle fait comme si elle ne l'avait pas vu. Il regarde sa nuque et ses jambes. Elle pense à cet homme qui respire son parfum.
Ils sont partout, au bout des câbles, sous les ampoules électriques dans les maisons et dans la rue, sous les néons, au bout des prises, au bout des doigts. Ils sont partout, dans les parcs, sur les plages, dans les avions, dans les voitures et dans les trains qui partent, sur des bateaux. Ils marchent dans les rues et sur les routes où leurs destins se croisent. Ils s'aiment, parfois sans se connaître, ils se déchirent. Ils s'aiment.

Mais il pleut doucement sur Deauville. Et le ciel a de beaux reflets verts.


jeudi 14 novembre 2002

Le mur des chiottes

J’achète mes cigarettes au bistrot d’en face, un petit bar aux murs peints de couleurs vives où j’aime aller prendre un café avant de retourner bosser. Tophe, le patron, est un ami. Il suffit généralement d’un salut et d’un signe de tête pour qu’il me serve un petit noir fumant, dont la couleur profonde et l’arôme sévère achèvent d’ordinaire de me plonger dans un état de demi-songe hébété, commun aux seuls amateurs de bonnes tables et aux grabataires désespérés. Ce jour-là, c’était un vendredi, une jeune femme entra dans le café. Elle s’avança à pas pressés vers le comptoir, laissant dans son sillage les effluves légers de Shalimars improbables. Elle acheta un paquet de cigarettes mentholées et sortit presque aussitôt. À travers la vitre, je la regardais s’éloigner dans la rue, où elle s’engouffra dans une Twingo noire avant de disparaître dans la grisaille urbaine.

Il était presque l’heure. Je me sentis soudain l’envie d’aller pisser. Dans les toilettes, au fond du bar, je laissais libre cours à une nature généreuse, prenant soin, dans mon presque sommeil, de canaliser au mieux l’impétuosité de flots que, sur l’instant, j’estimais sans pareils. Je remarquais alors, couvrant les murs autour de moi, des graffitis que je comparais hardiment aux peintures rupestres de Lascaux imprononçables découverts quelques jours plus tôt sur une chaîne du câble. J’associais dans un même mouvement de la pensée le dessin des bisons préhistoriques et le cœur malhabile indiquant que Popaul et Lola, c’est forever. Je me bouleversais dans mon ambiance humide en songeant que la main multimillénaire dont j’avais entrevu l’empreinte sur mon 16/9e était la même qui avait écrit là « Suce ma bite » ou « Totophe est un con ». Je me figurais que les chasseurs esquissés dans le roc couraient à toutes jambes pour abattre enfin la bête fasciste dénoncée sur le carreau de mon époque obscure. J’imaginais le feu autour duquel les pères avaient raconté à leurs fils les chasses interminables, les guerres faussement héroïques et les premières amours d’un soir d’été. Puis ce fut l’heure.


À la question : « Pourquoi n’écris-tu pas sur les forums ? », je répondais invariablement et avec le même sourire que je n’avais pas l’esprit communautaire, que je n’y avais pas ma place, qu’il y avait sans doute — et je le crois toujours — des gens bien mieux placés pour remuer la boue et l’or du monde. Je mentais. J’attendais simplement mon heure et, là encore, elle vint. Je ne regrette pas d’être du voyage. Il y a désormais, sur mon écran, un mur humain parsemé de cris d’amour, de haine, de colère et d’orgueil, plein de petites choses à lire, ridicules ou amusantes, et qui dit aussi parfois la grande solitude des hommes. On y chasse, on s’y fait la guéguerre et on s’aime. On y vit.

Mais ce qu’il n’y a pas sur mon écran, c’est la douceur des soirs d’été, l’odeur obsédante du menthol ou le parfum léger des filles pressées. Il n’y a pas de chair qui se torde, pas de voitures qui s’en vont, pas de ville dans laquelle disparaître. Ils ont bien mis un urinoir, mais je préfère quand même les chiottes du bar à Tophe. Et je ne vais tout de même pas pisser sur mon clavier... Sans rire.

dimanche 10 novembre 2002

Un érotisme torride

Au Dude, qui est aussi un grand enfant.

À deux pas de chez moi, il y a un cinéma de quartier, un de ces vieux cinémas aux fauteuils râpés, où des portraits de vedettes oubliées couvrent les murs défraîchis, où dans le faisceau lumineux du projecteur semblent parfois se dessiner les silhouettes d’amoureux enlacés. Un cinéma de poussière, de souvenirs et qui sent bon le renfermé les froids après-midi d’automne. L’image n’est pas bonne, le son est déplorable et on est mal assis. On est bien. On se tient le cœur au chaud et loin du temps qui passe.

Avant chaque projection, en lieu et place des tristes publicités servies par les grands complexes, on y joue de vieilles bandes-annonces des années 40 à 60. J’ai souvent souri de ces séquences surannées qui promettaient, à grand renfort de musique et de voix tonitruantes, le dépaysement de lointaines contrées exotiques, le spectacle édifiant de combats titanesques ou l’érotisme torride d’une cuisse entrevue. J’ai souvent frémi dans la crainte d’une attaque traîtresse des araignées géantes ou des chats de l’espace. J’ai pleuré parfois sur les chemins qui se séparent et les belles agonies en Technicolor et en Cinémascope.

Mais, tandis que Marlène titube dans le couloir du train pour Shanghai, je pense au monde du dehors auquel j’appartiens. Ce monde où les marchands de rêves ne font plus rêver personne, où les jeunes filles pleurent en faux-direct à la télé le jeudi soir, où la beauté du temps présent a si peu de poids face à celle des temps futurs, qui seront des temps meilleurs, forcément.

Les macusers n’échappent pas à cette folie du monde, à cette frénésie globale d’anticipation du bonheur. Du bout de leur clavier, ils rêvent tout haut à ce qui pourrait être, à ce qu’ils pourraient faire, insatisfaits souvent de ce qui est et négligents de ce qu’ils peuvent faire. Je ne les blâme pas. Le mécontentement de soi caractérise celui qui aspire au progrès. Il faut bien que tous nous soyons insatisfaits si nous voulons les temps meilleurs, les lendemains qui chantent et les lundis au soleil.

Pourtant, je m’émerveille encore des gros avions qui volent et des voyages dans la lune. Je me méfie d’un monde où tout s’explique, où tout se planifie froidement, jusqu’à la mort même, où tout s’achète, où tout se vend. Je ne veux pas trop qu’on me dise quelle sera ma vie ni celle des autres. Je préfère garder un rêve ou deux, aussi inaccessibles que les étoiles vers le soir. Et parfois, dans un vieux cinéma, mal assis, j’arrête le temps qui passe, aussi furtivement que la silhouette de Marlène évanouie au bout d’un train chinois.


vendredi 8 novembre 2002

Les concours de zizis

J’étais au parc. Assis sur un banc, je profitais mollement d’une de ces dernières journées rouges d’automne, quand l’air est encore tiède et sec. Dans l’allée, deux jeunes femmes se croisèrent. Elles étaient, me sembla-t-il, à peu près du même âge, ordinaires au possible et avec cet air de contentement discret que la maternité donne aux femmes. Chacune poussait une chaise d’enfant. Elles se croisèrent donc sur le bas de l’allée au bord de laquelle j’étais assis. Je surpris un échange de rapides coups d’œil au landau du camp adverse. Elles contemplaient l’enfant de « l’autre » et l’air discret du contentement fit place à une moue souriante, crispée et pleine d’un dégoût sournois bien mal dissimulé. Elles échangèrent un salut de la tête et chacune reprit son chemin, bien droit, bien loin.

Cette scène anodine resta longtemps dans ma mémoire et je revoyais ces deux femmes se croiser dans ma tête tandis que la journée s’achevait et que les marronniers du parc s’estompaient peu à peu dans la brume du soir. Puis je sentis le froid, la nuit, et je rentrais.

Je suis de ceux qui croient à la thérapie par l’exemple. Je crois, peut-être avec quelque naïveté, que la comédie corrige bien les mœurs en riant et que le comportement de ces deux femmes peut avoir quelque intérêt pour ceux qui sont assis sur des bancs. Je crois que ce qui vaut pour les uns vaut pour moi et que, n’étant pas meilleur que le reste des hommes, leurs défauts sont aussi les miens. Je vois, partout, des marques de la même mesquinerie quotidienne, mais bien loin de m’en offenser ou d’en rire, je sens qu’elle me lie confusément au reste des humains.

Qu’il s’agisse d’un gros beauf jetant des yeux d’envie sur la voiture customisée de son voisin, d’un respectable utilisateur de Macintosh gonflé d’orgueil à la seule évocation de sa machine et la comparant non sans quelque imbécile fierté à celle des autres, d’un dialogue de sourds autour d’une bibliothèque iTunes idéale (puisque la merde, c’est le goût de l’autre), de celui-ci, qui a grande gloire d’avoir déniché la même pièce que tout le monde à moitié prix, ou de celui-là, fou de joie d’avoir enfin posté un six millième message au contenu monosyllabique, tous sont mes frères et je les aime ainsi.

Car il est bien entendu, dans cet esprit si étroit qui est le mien, qu’avoir le goût des belles choses, de la musique de Bach et des couchers de soleil, qu’avoir la plume facile et l’éloquence bien pendue, et que railler l’indigence ordinaire de mes contemporains tééfunophiles font de moi cet être supérieur, parfait aboutissement d’une civilisation raffinée dont les fondements ne sauraient pas même trembler sous les coups de boutoir d’aviateurs fous.

Or, ce contentement d’ordinaire si discret qui est le mien, est aussi celui des autres. C’est celui des cours de maternelle, où l’on se montrait furtivement le zizi, espérant rassurer son ego à l’aune d’une comparaison fugitive. C’est cet air de béatitude qu’ont les vieilles personnes qui ont trouvé plus malade qu’elles. C’est cette certitude absolue d’avoir une progéniture de qualité supérieure, une incomparable bête à concours auprès de laquelle les enfants des autres ne sont que les enfants des autres.

L’esprit de compétition si fortement ancré dans les comportements humains est une aubaine pour notre société de consommation. La publicité n’a jamais hésité à faire appel à ce qu’il y a en nous de plus mesquin, de plus envieux, pour vanter les mérites du produit « qui va achever le voisin » ou de celui, mesdames, qui fera de vous « la parfaite ménagère que votre mari n’aura plus honte de sortir en ville ». Mais le monde est plein de parfaites ménagères, et je n’ai pas envie d’achever mon voisin.

Qu’on me foute la paix ! Je voulais juste me rassurer un peu à l’aune du zizi des copains.

mardi 5 novembre 2002

Ultra moderne solitude

Je vous ai déjà parlé de Madame Germaine et je m'aperçois qu'en dehors de ses araucarias splendides, vous ne savez presque rien d'elle. J'en sais moi-même assez peu à vrai dire et, n'étaient nos bonjours du matin, je crois que je ne me serais jamais soucié de connaître l'identité de la locataire du premier. Je m'empresse d'ajouter qu'il y a à cet étage deux appartements, A et B, mais que le second est inoccupé depuis plusieurs mois et, en tout cas, depuis une date antérieure à mon arrivée dans l'immeuble.

Germaine Duprat (j'ai lu son nom sur la boîte aux lettres dans le hall) doit avoir entre 60 et 70 ans. Elle est de taille moyenne, environ 1,60 m, avec, comme c'est souvent le cas pour les femmes d'un certain âge, une tendance à l'embonpoint disgracieusement fixée sur ses hanches. Elle est peu coquette et traîne le plus souvent en savates lorsque nous nous croisons. Elle a dû être brune, si on en croit la racine récalcitrante à se ternir de certains de ses cheveux gris. Elle n'a jamais été belle.
Madame Germaine vit seule. Je n'ai jamais vu quiconque entrer ou sortir de chez elle et je ne lui connais pas d'autre compagnie que celle de ses chats et d'un canari dont la cage reste sur le palier, juste à côté du bel araucaria.

Bien que ce soit à peu près tout ce que je sais d'elle, je sais aussi que je ne l'aime pas. Je n'aime pas l'odeur d'encaustique sur le palier ou celle qui se répand de son appartement lorsque la porte en reste entrouverte. Je n'aime pas la cage du canari parce que je n'aime pas les cages. Je n'aime pas les savates parce que je n'aime pas qu'on traîne des pieds. Je n'aime pas qu'on soit dans l'escalier quand je pars travailler ou que je rentre de faire des courses. Je n'aime pas qu'on assiste à ma vie comme à un spectacle, où l'on viendrait mendier des bouts d'humanité pour remplacer ceux-là qu'on a pas su garder.
Mais j'aime les chats, quand ils viennent se frotter sur mes jambes ou jouer avec mon lacet. Et j'aime le sourire de Germaine, qui est un beau sourire.

Ce matin, Madame Germaine était encore sur le palier. En descendant l'escalier, je la trouvais penchée qui déposait au sol un bol de lait à l'attention d'un de ses quatre chats. Plusieurs locataires se sont souvent plaint des nuisances occasionnés par « la meute féline du premier », mais je n'ai pour ma part jamais rien dit à ce sujet. Elle me lança le bonjour habituel auquel je répondis, son sourire parut, et je sortis.



Quand le soir vient et que j'ai fini de grappiller mon plateau télé devant le 19 h/20 h de la 3, j'allume l'ordinateur. Je me cale dans un fauteuil et lorsque le système est enfin lancé, je me connecte sur la messagerie en direct. Comme par magie, une fenêtre s'ouvre alors, pleine de ces noms étranges et de ces vignettes aux couleurs vives dont j'ai déjà dit l'histoire. J'ai remplacé certains de ces noms par les prénoms des personnes auxquelles ils appartiennent dont j'ai fait connaissance. Si l'une d'elles est connectée, son avatar apparaît aussitôt et le dialogue commence. Si personne n'est là, j'attends. Je fume une cigarette. J'écoute un vieux morceau. Et j'écris, les jours fastes…

Il m'a fallu du temps pour me voir ainsi. Je veux dire en savates, sur le palier virtuel d'un immeuble numérique dont les étages s'illuminent et s'éteignent tour à tour. Personne ne saura ni quel est mon sourire ni si mes cheveux grisonnent déjà à la lueur électrique de l'écran. Je reste silencieux, spectateur de cette vie irréelle qui s'organise au bout de mes doigts et à laquelle je n'appartiens pas encore. J'attends. Je veux la voir bondir cette putain d'icône qui me dira que je ne suis plus seul. Je veux mon bout d'humanité pour ce soir, mes vingt centimètres d'humanité propre et sèche, sans embonpoint, sans odeur de graillon, sans canari et sans visage. Sans lendemain.

Ceux qui savent, ceux qui sentent, ceux que j'aurai croisés un soir de demi-brume sauront pourquoi j'ai écrit cette histoire. Ceux-là connaissent le poids terrible que l'existence pèse parfois et la difficulté d'être. Le grand réseau numérique et froid est plein de cette affreuse petite souffrance d'enfant gâté dont on ne peut qu'avoir honte quand on a tout pour être heureux, de ce petit malheur ordinaire et mesquin du suralimenté computophile, de cette peine sans nom, toute bête et qu'on ne peut pas dire, mais qui vous serre le cœur jusqu'aux lèvres.

Qu'on me pardonne si je garde une pensée pour les enfants gâtés et les femmes vieillissantes !